En sa qualité d’officier et commandant de la flotte, il devait parfois s’acquitter de tâches difficiles, mais lire la correspondance personnelle de deux individus lui fit l’effet de la plus éprouvante des obligations auxquelles il avait dû faire face jusque-là. Il ouvrit le message en tiquant intérieurement, conscient malgré tout que les murs pare-feu et le logiciel de sécurité de la flotte avaient d’ores et déjà vérifié qu’il ne recelait rien de dangereux.
Le colonel Roger portait une tenue militaire identique à celle du général Drakon. Bien qu’il s’exprimât sur un ton monocorde comme s’il récitait une tirade préparée ou un discours appris par cœur, il avait l’air aussi franc du collier que son supérieur. « À l’intention du capitaine Bradamont, commandant du croiseur de combat Dragon de l’Alliance, de la part du colonel Rogero des forces terrestres de Midway. Il s’est passé beaucoup de choses au cours des derniers mois. »
Rogero fournissait ensuite un sommaire scrupuleux des événements, en donnant des détails non seulement sur ceux qui s’étaient déroulés à Midway, mais aussi dans des systèmes stellaires environnants. Des combats, des révoltes ainsi que des tentatives des Syndics pour les réprimer avaient pris place un peu partout alentour. Midway avait lourdement trempé dans les rébellions qui avaient agité les systèmes voisins, visiblement pour s’attribuer le premier rôle dans… dans quoi exactement ? Un petit empire personnel pour Iceni et Drakon ? Ou bien, à l’autre extrémité de l’éventail, dans une alliance restreinte de systèmes stellaires affranchis des Syndics ? La dernière hypothèse semblait peu vraisemblable, mais, si c’était la bonne…
Si seulement il en savait davantage sur Iceni et Drakon.
Rogero avait dû se douter que ce message ne serait pas visionné que par la seule Bradamont. Drakon et Iceni avaient dû aussi le pressentir. Il ne s’agissait donc pas uniquement d’un service personnel rendu à Rogero, mais également d’une façon de transmettre, sous ce couvert, des informations à Geary.
Ce qui signifiait, à la même enseigne, que les gens qui avaient autorité sur Rogero et Bradamont manipulaient toujours le sentiment qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Peut-être était-ce anodin aux yeux d’ex-commandants en chef syndics comme Drakon et Iceni, mais Geary, pour sa part et bien qu’il n’en fût pas complice, se sentait légèrement sali.
Le colonel Rogero s’interrompit ; sa façade soigneusement contrôlée se craquelait : « Capitaine Bradamont… je me dois de vous dire que… mes sentiments ne changeront jamais. C’est pourquoi je vous implore de m’oublier, puisque rien n’est possible et que toute cette affaire ne pourrait que vous nuire. Je suis désormais affranchi des puissances qui cherchaient à utiliser nos sentiments à leurs propres fins. J’espère qu’il en va de même pour vous maintenant que la guerre est finie. Sinon, vous pouvez faire part à ces gens que je ne leur fournirai plus jamais d’autres renseignements. Vous-même ne devez plus servir d’informatrice. Vous vous êtes de tout temps conduite en patriote et en cœur noble, et je suis prêt à faire une déclaration officielle et détaillée à cet égard, pour tous ceux qui mettraient en cause votre attitude au cours des dernières années.
» Adieu, capitaine Bradamont. »
Geary se rejeta en arrière en se massant légèrement le front de la main. Ce que Rogero venait de dire corroborait les assertions de Bradamont, elles-mêmes déjà partiellement confirmées par le lieutenant Iger ; cela dit, autant que le sût Geary, Iger ignorait que Bradamont était précisément l’officier qui, dans le cadre d’un programme hautement classifié, avait travaillé pour le renseignement de l’Alliance sous le nom de code de Sorcière Blanche. Quand il verrait ce message, c’est pour le coup que ce lapin sortirait du chapeau.
« Capitaine Bradamont, je dois m’entretenir avec vous aussitôt que possible. »
L’image de la jeune femme, au garde-à-vous, lui apparut au bout de quelques minutes. Dragon et Indomptable se trouvaient trop proches, à une seconde-lumière l’un de l’autre, pour que le bref délai de transmission affectant leurs communications fût sensible.
« Capitaine Bradamont, commença Geary, un poil mal à l’aise, il s’agit d’une affaire à la fois personnelle et professionnelle. Asseyez-vous, je vous prie. »
La jeune femme prit place avec raideur et le dévisagea avec inquiétude. « Est-ce en rapport avec le problème dont nous avons discuté il y a quelque temps ?
— Avec tout ce qui concerne Sorcière Blanche, effectivement. » Geary présenta son unité de com, la posa sur l’accoudoir de son fauteuil et activa le message. « Ce message vous est adressé, bien que certaines parties de son contenu soient manifestement destinées à d’autres personnes à bord. »
Bradamont l’écouta, pendant que Geary s’efforçait de ne pas observer ses réactions. Finalement, oubliant que sa présence virtuelle le lui interdisait, elle tendit la main comme pour se saisir de l’unité de com ; son visage ne révélait plus rien. « Merci, amiral. »
Il coupa le message. « Avez-vous quelque chose à me dire ?
— Je vous ai déjà fait part des circonstances, amiral.
— Avez-vous un souhait à exprimer ? Je peux au moins veiller à faire transmettre une réponse sous la forme que vous choisirez.
— Une réponse ? » Elle secoua la tête. « Que lui dire ? Il a raison. Ça doit prendre fin. C’est d’ores et déjà fini. On ne peut plus se servir de lui ni de moi. La teneur de ce message va probablement alerter le personnel du renseignement de la flotte et révéler ce que je suis réellement. Il me faudra vivre avec. J’ai connu pire. Je dois me passer de lui.
— Vous m’en voyez navré.
— Je sais que vous l’êtes sincèrement, amiral. J’ignore pourquoi ça devait arriver. Je n’ai rien demandé. Je sais que vous pouvez comprendre.
— N’y a-t-il rien que je puisse faire ? »
Bradamont eut un sourire amer. « Black Jack lui-même ne pourrait résoudre ce problème. Pourquoi diable…» Elle s’interrompit brusquement. « Veuillez m’excuser, amiral.
— Oubliez. Je vais attendre un moment avant de transmettre cette pièce jointe au renseignement ou de la montrer à un tiers. Si vous voulez qu’on en parle, appelez-moi.
— Oui, amiral. » Bradamont se remit au garde-à-vous. « Merci. »
Une demi-heure plus tard à peine, l’alarme de son écoutille carillonnait.
Rione entra, se dirigea vers un siège comme si la cabine lui appartenait et s’y assit. « J’aimerais partager avec vous une idée qui m’est venue », déclara-t-elle.
Il la dévisagea avec méfiance, en se demandant ce qui lui valait cette joyeuse désinvolture. Elle ne s’était pas conduite ainsi depuis qu’elle avait rejoint la flotte au début de l’expédition. « Et de quoi s’agirait-il ?
— Affecter ici un officier à longue échéance ne serait-il pas bénéfique à l’Alliance ? Comment appelle-t-on ça ? Un officier de liaison ? »
Qu’avait-elle derrière la tête ? « Un officier de liaison. Qui resterait sur place ?
— Exactement. » Rione s’interrompit pour réfléchir. « Bien entendu, compte tenu de l’importance de ce poste, il devrait être d’un grade relativement élevé. En outre, étant donné les suspicions que nourrissent encore nos deux peuples l’un envers l’autre, il ne serait pas mauvais qu’il ait déjà un lien avec quelqu’un de ce système.
— Un lien ?
— Une relation personnelle. Peut-être avec un de leurs officiers. Je sais que c’est une idée assez dingue, mais…