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Tout comme dans la vidéo qu’il était en train de visionner : un taureau en train de charger, fonçant droit devant lui, ratant sa cible puis tournoyant sur lui-même pour faire face à un adversaire bien plus agile, un homme vêtu d’un costume bariolé ; mais celui-ci s’en écarta comme en dansant, anticipant ses réactions…

Geary consulta l’image gelée de la dernière simulation qu’il avait effectuée et qui flottait encore au-dessus de la table. Les massives forteresses, les vagues de missiles, l’armada des Vachours… Ses manœuvres avaient été déjouées et elle s’était largement déportée d’un côté. C’était d’ailleurs ainsi qu’il avait procédé à chaque simulation, en anticipant ses manœuvres de manière à l’esquiver. Mais, si l’on parvenait à la détourner, alors, peut-être…

« Tanya ! »

Il s’était servi sans réfléchir de la touche de dérogation, avait beuglé son message sans lui laisser une chance de se réveiller pour accepter la communication, et l’image de Tanya lui apparaissait à présent, clignant des paupières d’un air hébété. « Il vaudrait mieux qu’il s’agît de ma bosse de la stratégie, amiral, car vous avez ignoré mon conseil alors que je me suis pliée au vôtre.

— J’ai suivi votre autre conseil, Tanya. Je crois savoir comment procéder, mais je ne suis pas assez doué en matière de manœuvres pour parvenir à un résultat concluant. J’aimerais que vous vous en chargiez afin de voir si c’est jouable.

— Tout de suite ? »

Geary hésita, brusquement conscient de l’heure avancée. Plusieurs s’étaient écoulées pendant qu’il consultait les données et les dossiers. Pourtant Tanya avait posé très sérieusement la question. Elle sauterait sur l’occasion s’il le lui demandait, parce qu’elle était un fichtrement bon officier.

« Euh… non. Nous sommes encore très loin du point de saut que nous comptons emprunter et l’armada de ces Vachours n’est pas près de nous intercepter. Vous pourrez vous y atteler demain matin. Rendormez-vous. »

Ces derniers mots lui valurent un regard atone promettant de futures représailles. « Vous m’avez réveillée, déclara Desjani. Vous m’affirmez avoir peut-être trouvé la solution puis vous m’ordonnez de me rendormir. Merci, amiral. Transmettez-moi votre idée. Autant l’étudier maintenant que mes chances de retrouver le sommeil avant le début de la journée de travail me semblent bien minces. Cela dit, ce début n’est plus très éloigné, n’est-ce pas ? »

Peut-être lui pardonnerait-elle si son idée se révélait opérationnelle.

L’armada vachourse continuait de grossir à mesure que d’autres bâtiments s’y joignaient, et sa trajectoire générale de viser une interception de la flotte humaine. Celle-ci n’avait pas modifié la sienne, qui s’incurvait toujours vers le plus proche point de saut à travers les franges extérieures du système. Si aucune des deux n’altérait sa course ni sa vélocité, la flotte de Geary arriverait dans trente-deux heures à la portée estimée des appareils/missiles basés sur la forteresse ennemie et, dans trente-cinq, l’armada extraterrestre intercepterait ce qu’il en subsisterait.

Geary fixait son écran en se demandant ce que Desjani allait penser de son subterfuge. Au moins ne l’avait-elle pas déjà réfuté et regardé comme inepte. Dans la mesure où personne jusque-là n’avait avancé d’autre solution, il ne pouvait qu’espérer que la sienne serait jouable.

Épuisé, mais trop braqué pour trouver le sommeil, il quitta sa cabine pour arpenter les coursives de l’Indomptable alors que l’équipe du matin se mettait en place. Les matelots devaient absolument le voir, et le voir serein, calme et assuré. Il ne se sentait pas lui-même très confiant et sûr de lui, mais savoir donner le change malgré tout fait fondamentalement partie du travail d’un officier. Vous bilez pas trop si vos matelots vous voient un peu soucieux de temps en temps, lui avait dit un de ses sous-officiers alors que Geary était encore lieutenant. Dites-leur tout bonnement que vous êtes assez intelligent pour savoir quand vous devez vous inquiéter. N’ayez pas l’air trop préoccupé ou ils s’imagineront que vous ne savez pas ce que vous faites. L’équipage vous prendrait alors pour un demeuré ou un bouffon. Il sait que les officiers sont des hommes comme eux, et les hommes qui n’ont que la moitié d’une cervelle ne se font jamais de mouron. Mais, tant que vous aurez l’air de savoir ce que vous faites, ils vous suivront.

Le souvenir d’une femme, sans doute morte quatre-vingts ans plus tôt, dans les premières décennies de la guerre contre les Syndics, lui arracha un sourire. Le sergent-chef Gioninni qu’il avait rencontré un peu plus tôt ne portait pas le même nom de famille, mais ça ne voulait pas dire qu’il n’était pas un descendant du sergent-chef Voss. Il semblait en tout cas disposer des mêmes gènes pour la magouille et la chicanerie qui avaient rendu Voss si précieuse aux yeux du lieutenant Geary de l’époque, en même temps qu’ils faisaient d’elle une source constante d’appréhension.

Les spatiaux qu’il croisait le voyaient sourire et leur visage tendu reprenait de l’assurance. De toute évidence, l’amiral avait la situation bien en mains. Heureusement, Desjani est la seule à bord à lire dans mes pensées, songea-t-il ironiquement.

Sa promenade le conduisit devant les lieux de culte où l’équipage pouvait s’adonner en toute intimité à ses pratiques religieuses. Geary choisit un petit compartiment isolé et s’y assit, alluma la chandelle et patienta. Faites que je prenne la bonne décision, ô mes ancêtres. Que demander d’autre ? Mais il ne pouvait pas se contenter de quémander. Merci de nous avoir aidés à arriver jusqu’ici.

Il allait pour se lever quand le souvenir lui revint d’un autre problème, de sorte qu’il resta assis. Capitaine Michael Geary. Nous ne savons toujours pas si vous êtes mort quand votre bâtiment a été détruit. Êtes-vous avec nos ancêtres ? Il s’efforça en vain de pressentir une réponse. Votre sœur, ma petite-nièce, se conduit étrangement. Je ne sais pas ce qui lui prend. Ce n’est pas seulement qu’elle soit plus agressive. C’est le symptôme d’autre chose. Mais de quoi ? Aidez-moi à comprendre, s’il vous plaît.

Et, si vous êtes encore vivant et prisonnier des Syndics, je vous retrouverai et je vous libérerai un jour. Je ne renoncerai jamais. Promis.

Geary regagna ensuite sa cabine. Il se sentait exténué. Songer ainsi à son arrière-petite-nièce et son arrière-petit-neveu, sans doute décédé, avait ramené à la surface le souvenir de son frère. Tout le poids du passé s’était de nouveau abattu sur lui, et, en se remémorant tous ceux qui étaient morts pendant le siècle qu’il avait passé en sommeil de survie, il ne parvenait plus à sourire. Heureusement, il aurait toujours du pain sur la planche, et il pourrait trouver un semblant d’oubli dans le travail.

De retour dans sa cabine, Geary consulta la multitude de messages de sa boîte de réception. Le commandant de la flotte en recevait une bonne centaine par jour, dont bien peu traitaient de problèmes importants exigeant de lui qu’il prît une décision. Mais, pour celles qu’il devait arrêter, il lui fallait connaître une foule de petits détails, de sorte qu’on lui transmettait directement des données et des rapports, à charge pour lui de les consulter ou de les conserver. Il se contenta donc de feuilleter les en-têtes et de les trier, en s’interrompant parfois pour lire la teneur des messages particulièrement importants.