— C’est ce que sont censés faire les cuirassés, répondit Shen d’une voix bourrue. Nous tirons les croiseurs de combat d’une mauvaise passe quand ils rencontrent des problèmes qu’ils ne peuvent surmonter seuls. Répétez-le au capitaine Desjani, je vous prie.
— Êtes-vous bien sûr de ne pas vouloir le lui dire vous-même ?
— Oui, amiral.
— Elle est à mes côtés.
— Alors elle l’aura sans doute entendu, amiral. » Shen s’interrompit. « C’est un sacré foutoir, ici. Il me semblait pourtant que nous avions perdu bien plus de vaisseaux. Est-ce tout, amiral ?
— Non. Tenez-moi informé de l’état de vos blessés. Je peux vous envoyer le Tsunami si vous avez besoin d’assistance médicale. Et cette unité de propulsion doit être réparée aussi vite que possible. Si nous avons encore maille à partir avec les occupants de ce système, l’Orion aura besoin de sa pleine capacité de propulsion. Le capitaine Smyth vous enverra le Kupua pour vous épauler dans sa réparation.
— Merci, amiral.
— Merci à vous, capitaine. » Geary mit fin à la conversation puis se tourna vers Desjani. « Les réflexions désobligeantes du commandant d’un cuirassé n’ont pas eu l’air de vous affecter.
— Il a bien mérité le droit de faire un commentaire durant ce combat, répondit Desjani. En outre, il m’a déjà sauvé la vie quand nous servions tous les deux à bord du Pavis. Et il m’a dit que vous l’impressionniez, alors, pour une fois, je peux bien passer la main sur les opinions d’un dilettante.
— Il vous a dit que je l’impressionnais ?
— Absolument. À sa manière. »
Geary secoua la tête en regardant s’afficher les dommages infligés à l’Invulnérable. « La chance entre autant que mes propres initiatives dans ces succès.
— Faux, s’insurgea Desjani. Jetez donc un coup d’œil à l’évaluation de cet engagement par nos systèmes de combat, amiral. Quand notre formation s’est dispersée, il a fallu de dix à vingt secondes à l’ennemi pour altérer ses trajectoires et repérer de nouvelles cibles. Nous n’avons pas joué de bonheur. La dissolution de dernière minute de notre formation a décontenancé les extraterrestres, exactement comme vous l’espériez. Ces quelques secondes d’hésitation nous ont donné le temps d’esquiver et de détruire l’ennemi qui n’avait pas encore été anéanti. Les vaisseaux, mis à part ce pauvre Zaghnal, en ont profité pour éviter les frappes. C’est lui, plutôt, qui a joué de malchance.
— Et l’Invulnérable… » Geary ordonna aux systèmes de combat de repasser les quelques instants précédant celui où avait été touché ce bâtiment. L’ordre de dispersion fut donné, instruisant les vaisseaux de la flotte de manœuvrer individuellement afin d’embrouiller l’ennemi. Tout autour de l’Invulnérable, ils altéraient leurs trajectoires, mais le croiseur de combat, lui, au fur et à mesure que défilaient les secondes, ne changeait pas de vecteur. Cinq secondes. Dix. À la quatorzième, ses propulseurs s’allumèrent mais ne parvinrent pas à changer sa trajectoire avant qu’un vaisseau/missile ennemi ne le frappe et n’explose. « Il s’est tétanisé. Au lieu de réagir au quart de tour, le capitaine Vente s’est pétrifié.
— Et cela vous étonne ? murmura Desjani.
— S’il est encore en vie, Vente a perdu son dernier commandement dans la flotte », répondit Geary, en percevant lui-même la férocité de son intonation. Pourquoi ne l’ai-je pas relevé plus tôt de ses fonctions ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé une bonne raison de le faire ? Qui sait combien de matelots de l’Invulnérable ont trouvé la mort aujourd’hui parce que Vente n’était pas qualifié pour le commander ? Son incompétence sautait aux yeux, mais je n’ai pas réagi à temps. C’est autant ma faute que la sienne, bon sang !
« Non, ce n’est pas votre faute, lâcha Desjani.
— Comment avez-vous fait pour…
— Je vous connais. Écoutez, c’est le QG qui lui a confié ce commandement. Vous le soupçonniez de n’être pas assez qualifié, mais on ne relève pas un officier de son commandement sur de simples soupçons. Sinon vous auriez déjà privé l’Orion de Shen. Il vous faut un motif pour le faire. Il en est ainsi depuis très longtemps, et pour une bonne raison. » Elle le scruta. « Vu ?
— Non. Ça reste ma faute. Nous avons peut-être perdu l’Invulnérable parce que j’ai trop tardé à agir. » Une alarme se mit à clignoter sur son écran, comme obéissant à ses dernières paroles. « Un message du Tanuki, amiral, annonça l’officier des trans.
— Affichez », ordonna Geary. Un instant plus tard, l’image du capitaine Smyth apparaissait devant lui. Commandant de l’auxiliaire Tanuki et ingénieur le plus haut gradé de la flotte, Smyth s’était départi pour une fois de son attitude désinvolte. « J’ai personnellement contrôlé les dommages infligés à l’Invulnérable, amiral. Vous n’allez certainement pas apprendre avec plaisir que vos choix sont simples et limités.
— Il a à ce point souffert ? »
Compte tenu de l’immensité de l’espace, les vaisseaux étaient souvent séparés par des minutes voire des heures-lumière, induisant, à mesure que les messages franchissaient des millions ou des milliards de kilomètres à la célérité de la lumière, des blancs exaspérants dans les conversations. La formation de la flotte était cette fois assez resserrée pour qu’il ne se passât que deux secondes avant que Smyth hausse les épaules. « Tout dépend de la section du bâtiment dont on parle. De manière assez surprenante, nombre de ses armes sont encore en très bon état. Mais, le plus important, ce sont les dégâts infligés par ces vaisseaux/missiles à son infrastructure et à ses propulsions. Ils sont gravissimes. L’Invulnérable ne peut plus se déplacer seul et, si l’on tentait de le remorquer, il risquerait de se démantibuler en plusieurs grandes sections. Avec un chantier naval et quelques mois de travail, je pourrais sans doute le remettre en état. » Bien que ces deux conditions fussent clairement hors de sa portée, Smyth semblait regretter de ne pouvoir réparer le vaisseau endommagé.
« Nous n’avons ni le temps ni les installations », répondit Geary en reportant les yeux sur la partie de son écran montrant un nombre considérable de vaisseaux ennemis, parfois massifs mais fort heureusement assez éloignés. La flotte s’étant promptement écartée de la forteresse orbitale qui gardait le point de saut, cette menace se trouvait désormais à sept minutes-lumière, et la distance se creusait à chaque seconde. Certaines unités extraterrestres étaient sans doute à trois heures-lumière des siens, mais l’armada principale, elle, à près de quatre heures-lumière de la plus grosse planète habitée du système. Elle ne verrait l’image de la flotte humaine que dans trois heures et, même si elle accélérait aussitôt pour tenter de l’intercepter, il lui faudrait plusieurs jours pour arriver à sa portée, à moins que Geary ne décide de se retourner pour l’affronter. Mais, incapable de manœuvrer, l’invulnérable ferait une cible facile, même si les extraterrestres se trouvaient encore à une semaine de distance. Au vu des bâtiments monstrueux qui occupaient le centre de la formation ennemie (des supercuirassés trois fois plus massifs que les plus gros vaisseaux humains), Geary n’avait aucunement l’intention de s’en rapprocher davantage qu’il ne le devrait. « Quelles sont exactement nos options, alors ?