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Il étudia l’enregistrement et repéra ce dont elle parlait : lorsque les vaisseaux humains étaient passés sous la forteresse, tout en se maintenant à des milliers de kilomètres de distance, quelque chose les avait repoussés pour les en écarter. « Leur dispositif de défense planétaire. Quel qu’en soit le principe. Au moins ces changements imprévus de trajectoire ont-ils fait cafouiller quelques-uns de leurs tirs sur nos vaisseaux.

— Et rater aussi certains des nôtres, ajouta Desjani. Il me semble que nous disposons là d’une image assez précise de la portée maximale de ce dispositif.

— Bien vu. » Depuis combien de temps était-il sur la passerelle ? Pendant combien d’heures avait-il joué au taureau et au matador avec l’armada vachourse ? « Nous allons passer huit jours dans l’espace du saut. Un très grand bond.

— Allez-vous enfin vous reposer suffisamment ?

— C’est bien mon intention. » Il n’avait nullement besoin d’exhorter Desjani à ordonner à son équipage de dormir le plus possible au cours des deux prochains jours. Il savait qu’elle le ferait. Il arrive parfois aux commandants d’exiger de leurs matelots un effort intensif pendant une longue période. Tous en sont conscients. Mais les bons commandants savent aussi qu’il est nécessaire de compenser le surcroît d’effort quand les circonstances le permettent, et de faire ainsi comprendre à leur équipage qu’ils ne les tiennent pas pour acquis. « Je vais d’abord descendre remercier mes ancêtres. Nous aurons besoin de leur assistance lors de notre prochaine rencontre avec les Vachours. »

Ça n’avait pas été une victoire à proprement parler, mais pas non plus une défaite. La flotte s’était soustraite à Pandora et rentrait désormais chez elle, même si le trajet de retour risquait d’être un tantinet tortueux puisqu’il lui faudrait sauter d’étoile en étoile. Une fois qu’elle aurait atteint l’espace des Mondes syndiqués, elle pourrait sans doute emprunter l’hypernet syndic pour regagner plus vite le territoire de l’Alliance, mais ce moyen lui restait interdit hors de l’espace colonisé par l’homme.

Nul ne pourrait leur reprocher, à lui ni à la flotte en tant que bras armé de l’Alliance, de n’avoir pas exécuté les ordres. Geary avait fait très exactement ce qu’on lui demandait : en apprendre plus long sur la puissance et l’étendue territoriale de l’espèce Énigma. Il était plus que temps de rapporter ces informations.

Les spatiaux qu’il croisait dans les coursives semblaient relativement enjoués, façon « Nous avons survécu à tout ça et nous rentrons maintenant chez nous ».

Il remercia les puissances qui veillaient – du moins l’espérait-il – sur la flotte et lui-même puis regagna sa cabine, s’affala sur sa couchette et finit par se détendre et sombrer dans un bienheureux sommeil.

« Je vais devoir m’appuyer cette conversation avec le capitaine Benan », déclara Geary. Au bout de trois jours dans l’espace du saut, il avait enfin rattrapé son retard de sommeil et n’était pas encore affecté par cette étrange impression de malaise qui y gagnait les hommes et croissait à mesure qu’ils s’y attardaient.

Desjani releva des yeux implorants. Bizarre à quel point les hommes continuent instinctivement à chercher dans le ciel les dieux auxquels ils croient, songea Geary. Bien qu’ils se soient profondément enfoncés dans l’espace intersidéral, ils gardent l’impression que quelque chose de plus grand qu’eux réside « là-haut ».

« Et je vous répète que c’est une idée atroce, amiral.

— Compris. C’est aussi mon avis. » Il chercha les mots justes. « Mais mes tripes me soufflent que je dois le faire. »

Elle le fixa. « Vos tripes ?

— Oui. Quelque chose me dit qu’un tête-à-tête avec Benan produirait ses fruits. » Il écarta les mains comme pour tenter d’agripper un objet intangible. « Je lui suis redevable. Personnellement, à cause de ce qui s’est passé entre son épouse et moi. En tant que représentant de l’Alliance, pour ce qu’il est advenu de lui durant son service. Mon cerveau m’affirme sans doute que je ne peux guère faire mieux, que je me suis déjà acquitté de tout ce qu’exige mon devoir, mais, quelque part, j’ai l’impression que l’honneur en exige davantage. De tenter autre chose, même si je ne dois pas m’attendre à ce que ça marche. Parce que ne pas tenter ce qui risquerait de marcher serait sans doute plus prudent mais immoral. »

Desjani soupira. « Vous vous laissez guider par les remords ?

— Non, je ne crois pas que ce soient les remords. Je n’ai rien fait qui ait été sciemment dirigé contre lui et je ne suis pas responsable de ce que lui ont infligé les Syndics durant sa captivité. » Geary s’interrompit pour réfléchir. « Mais il fait partie des miens. C’est un officier sous mes ordres, qui souffre d’une profonde blessure. Rien de ce que nous avons essayé jusque-là n’a vraiment opéré. Mais lui et moi ne nous sommes jamais entretenus en privé. Il faut que je le fasse. »

Desjani opina. Un coin de sa bouche se retroussa en un sourire cynique. « Le devoir peut être une maîtresse exigeante. Très bien. Je pourrais parfaitement ressentir la même obligation. Et, si quelque chose vous dit que vous devez tenter le coup… Nos ancêtres nous parlent souvent d’une voix indistincte. L’un des vôtres s’efforce peut-être de vous souffler cette idée. Mais… (son demi-sourire s’effaça) vous ne comptez pas embarquer cette femme dans votre conversation, au moins ?

— Non. La présence de Victoria ne ferait que mettre en exergue un des motifs de notre mésentente.

— Elle pourrait aussi contribuer à l’apaiser s’il perdait les pédales. Amiral, vous savez aussi bien que moi que, si Benan vous disait quelque chose de contraire au règlement, vous seriez contraint de prendre des mesures, même si nul n’en savait rien.

— J’en suis conscient. »

Desjani secoua la tête. « Parfait. Comptez-vous avoir ce petit entretien dans votre cabine ?

— C’est un terrain privé et…

— C’est aussi là que vous avez passé beaucoup de temps avec cette femme, ne l’oubliez pas. » La voix de Desjani se fit plus acerbe, mais elle réussit à ne pas paraître trop furieuse à cette évocation. « Benan le saura, ne croyez-vous pas ? »

Geary fit la grimace. « Nous nous servirons d’une salle de conférence privée. Hermétique et sécurisée.

— Et je me tiendrai derrière l’écoutille. Avec cette femme. Si jamais vous pressez sur le bouton de l’alarme, j’ouvrirai le sas et je la précipiterai entre vous deux avant que vous n’ayez compté jusqu’à trois.

— Très bien, commandant. »

Rione ne s’était guère montrée plus enthousiaste que Desjani à cet égard, mais Geary n’avait pas cédé. « Votre instinct vous a souvent servi efficacement au combat, avait-elle fini par admettre. Et le mien m’a trompée presque aussi souvent. Peut-être avez-vous encore raison. »

Geary conduisit donc Benan dans la salle de conférence, conscient que Rione et Desjani se tenaient derrière l’angle de la coursive et qu’elles y resteraient une fois l’écoutille refermée.

Le capitaine Benan était au garde-à-vous, raide comme un piquet et les yeux écarquillés comme un animal pris au piège, près de la table occupant le centre du compartiment. « Asseyez-vous », lui intima Geary. Au moment même où ces mots lui sortaient de la bouche, il se rendit compte qu’il leur avait imprimé le ton d’un ordre.

Benan hésita une seconde, les yeux braqués sur la paroi opposée, puis s’installa avec raideur sur le siège le plus proche.

Geary prit place en face de lui en s’efforçant de se tenir bien droit, les mains posées à plat sur la table. Cette rencontre n’avait rien de mondain. Elle était purement professionnelle. « Capitaine, vous êtes sous traitement depuis votre libération. »