Cette fois, le silence dura plusieurs secondes. Tous savaient que la planète de Tulev avait été détruite par les Syndics. Elle était encore là, certes, mais la présence humaine dans son système stellaire se réduisait à une pitoyable poignée de rescapés coriaces, qui continuaient de s’accrocher à leurs défenses en cas de retour des Syndics. Il ne subsistait plus que cratères et ruines d’un monde désormais pratiquement inhabité.
« Je n’en disconviens pas, laissa finalement tomber Badaya sur un ton guindé. Il n’en reste pas moins que nous ne les avons pas attaqués dès notre irruption dans leur système. Ce n’est pas nous qui refusons de communiquer. Nous devons les traiter en ennemis parce qu’ils ne nous laissent pas le choix.
— S’ils vivent en troupeaux et que nous sommes des prédateurs, alors jouons ce rôle et contraignons-les à nous respecter, déclara Jane Geary.
— Absolument ! » convint Badaya.
Merveilleux ! Voilà que sa propre nièce stimulait Badaya, qui n’avait pourtant guère besoin qu’on le poussât pour dérailler. Mais Desjani intervint avant Geary, en imprimant à sa voix une cinglante ironie. « Ces vaches ont des canons. De très gros canons.
— Je n’ai jamais aimé les vaches, lâcha le général Carabali. Je les aime encore moins lourdement armées. Et encore moins quand elles sont trente milliards au bas mot. »
Duellos opina. « Les exterminer exigerait un temps fou. Elles ont de la chair à canon à revendre et elles sont tout à fait disposées à sacrifier une partie de leur troupeau pour le sauver.
— Très bien, fit Geary. Nous continuons de spéculer sur la nature de ces êtres. Ce que nous savons, c’est qu’ils possèdent un moyen de défense contre les projectiles cinétiques et de très nombreux gros vaisseaux, ainsi qu’une pléthore d’appareils d’assaut plus petits. Dans la mesure où eux-mêmes sont innombrables, nous devons présumer qu’ils peuvent nous opposer quantité de ressources. Pour l’heure, nous coupons à travers les franges extérieures de leur système stellaire pour gagner un de ses autres points de saut. À notre vélocité actuelle, que nous devrons maintenir en toutes circonstances pendant que nous réparons nos avaries, il nous faudra quarante et une heures pour l’atteindre. Nous poursuivrons sur cette trajectoire pendant que je réfléchirai à nos options et à un moyen de traverser ce système ou de gagner cet autre point de saut sans perdre la moitié de la flotte dans un choc frontal avec ces ours ruminants.
— Quel est notre objectif ? s’enquit Jane Geary.
— Sortir de ce système et nous diriger vers une étoile permettant de regagner l’Alliance.
— C’est là l’objectif final, amiral. L’objectif intermédiaire serait plutôt d’éliminer ce qui nous menace.
— Notre mission est d’explorer et d’évaluer, répondit Geary en espérant qu’il s’exprimait d’une voix égale. Ces créatures n’ont pas l’air non plus de très bien s’entendre avec les Énigmas, et je ne vois aucune raison de les affaiblir. La menace qu’elles représentent a peut-être interdit aux Énigmas de tourner toute leur attention vers l’humanité. Et je ne vois pas non plus comment nous pourrions les vaincre sans essuyer de terribles pertes. Si besoin, nous les combattrons pour nous frayer un chemin hors de leur système en détruisant tout ce qui tentera de nous en empêcher. Mais j’aimerais autant éviter d’autres pertes de vaisseaux et de personnel. »
Le commandant Bradamont du Dragon enfonça une touche devant elle et la représentation d’un des supercuirassés extraterrestres apparut sous ses yeux, flottant au-dessus de la table et visible de toute l’assistance. Elle resta muette, laissant à ce Béhémoth le soin de parler de lui-même.
Badaya fixa un instant l’image puis hocha la tête avec une répugnance manifeste. « Leurs supercuirassés sont très impressionnants.
— Ils en ont l’air, rectifia Jane Geary.
— Nous ne connaissons que leur apparence. Nous en savons beaucoup trop peu sur les capacités de ces êtres. » Badaya décocha un sourire torve au général Carabali. « La perspective d’apprendre à la dure les aptitudes réelles de l’ennemi n’enchante guère les fusiliers et, pour ma part, l’idée d’affronter un de ces vaisseaux extraterrestres me fait le même l’effet. Peut-être pourrions-nous nous renseigner un peu plus et découvrir certaines de leurs faiblesses, mais, tant que nous les ignorons, l’amiral Geary a raison de dire qu’il ne faut pas les attaquer aveuglément. »
Desjani étouffa d’une toux sèche une exclamation stupéfaite puis adressa à Geary un regard surpris, dont il saisit aussitôt la signification. Badaya conseillant de ne pas charger aveuglément ? Deviendrait-il un tantinet moins ingérable ?
Constatant que Badaya ne la soutenait pas, Jane Geary en rabattit, mais ce ne fut que momentané : « Et les Énigmas, amiral ? Ne devons-nous plus nous en inquiéter ?
— Ils me préoccupent encore », répondit Geary, même si, en toute honnêteté et compte tenu des nombreux problèmes plus immédiats qu’il avait dû affronter, il n’y avait guère songé récemment. « Le général Charban a suggéré que les défenses dressées par ces ruminants entre leur système et les Énigmas indiquent que leurs relations sont mauvaises. » Il se tourna vers les images virtuelles de deux des « experts » civils. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il.
Le professeur Schwartz et le docteur Setin échangèrent un regard puis Setin répondit prudemment : « Les Énigmas nous ont pourchassés dans l’espace qu’ils contrôlent, mais nous ne sommes plus chez eux ici. Préserver leur intimité semble être leur mobile prioritaire, mais, bien évidemment, nous ne risquons pas de la violer dans ce système.
— L’espèce de ce système était apparemment déjà prête à prendre des mesures contre tout ce qui pouvait émerger par ce point de saut, ajouta le professeur Schwartz. Autant que nous le sachions, seuls les Énigmas auraient pu l’emprunter, donc, comme l’a dit le général, ces défenses devaient leur être destinées.
— Autrement dit, nous devons dorénavant nous concentrer sur cette dernière espèce et la menace qu’elle nous pose, conclut Geary. Autre chose ? »
Le capitaine Neeson reprit la parole : « Une suggestion, amiral. Ces extraterrestres ont aisément détourné le projectile cinétique que nous avons tiré sur leur plus proche forteresse. Les ingénieurs du capitaine Smyth pourraient fabriquer de nouveaux cailloux truffés de senseurs. Nous les larguerions à nouveau sur la forteresse la plus proche, l’un après l’autre, afin d’en apprendre un peu plus long sur le fonctionnement de leur dispositif défensif, cela en obtenant des relevés plus précis sur le champ de force qu’il génère.
— Bonne idée, convint Geary. Capitaine Smyth ? »
Smyth se tourna un instant vers les commandants des auxiliaires. « Nous relèverions sans doute avec plaisir ce défi, amiral. Nous pouvons aussi construire ces nouveaux projectiles en leur donnant une enveloppe différente. En nous servant d’autres alliages, composites et ainsi de suite, afin de voir si leur système de défense les prend en charge. Je dois néanmoins souligner que cela risque de grever nos ressources dans une certaine mesure, en les affectant à d’autres tâches que celles qui nous sont déjà assignées.
— Compris. » D’autres tâches que celles qui leur sont déjà assignées. Principalement, en l’occurrence, l’effort incessant qu’on menait pour remplacer le matériel de chaque vaisseau de la flotte touché par la vétusté, compte tenu de son obsolescence préprogrammée. Chaque fois que la flotte semblait avoir enfin réglé le problème, un autre élément exigeait l’intervention de la force d’auxiliaires. « Mettez-vous à l’œuvre. Demandez mon autorisation avant chaque largage, au cas où nous aurions progressé dans nos tentatives de communication avec les… euh…