Je réceptionnais ses documents comme on reçoit l'hostie, je les manipulais doucement comme s'il m'avait donné un tube de nitroglycérine, j'avais la paume moite, je me trouvais tout bête, vous savez cette impression que l'on a quand on se retrouve devant un érudit, on se sent microscopique, comme écrasé par le cerveau d'autrui. Pas de doute, le sagouin s'était constitué une collection exceptionnelle, je n'ai jamais été collectionneur, les timbres par exemple je trouve ça plutôt ridicule, mais je savais apprécier une collection de papiers, j'en connaissais trop la valeur! Chaque feuille qu'il me tendait représentait une vie, souvent tragique, comme avec ce livret frappé de la croix-rouge avec une Marianne en filigrane où je reconnus un carnet de vaccinations de l'ancien modèle, celui-là même qu'avait perdu notre ex-ministre de la Santé et qui avait fait le bonheur de la presse à scandale. Pauvre homme! c'est pour cette brochure imprimée sur du papier chiottes qu'il s'était suicidé, honnêtement il n'y avait pas de quoi, c'était disproportionné comme réaction, si l'on se suicidait pour des pertes aussi banales on serait dépeuplé mieux qu'avec une bombe atomique, mais il avait le sens de l'honneur monté en épingle notre ministre, alors il n'a pas résisté à la chasse à l'homme des médias. Sacré bonhomme! puisses-tu reposer en paix, je priais, que Dieu ait ton âme, pauvre créature éclaboussée, je suis comme toi maintenant pensai-je, diablement ému j'étais devant le filigrane de Marianne, je pensais à mon diplôme chéri qui en avait une aussi de Marianne, quelque part dans le monde il se trouvait mon Baccalauréat, scellant mon destin par son absence. Si l'autre s'était suicidé pour un carnet de santé de rien du tout, que devais-je faire moi, je vous le demande?
Pour éloigner les pensées de mort, je devins curieux, et comment faites-vous, fais-tu, pour te procurer ces pièces inestimables? Il fait le coquet, c'est mon secret hi-hi-hi, j'ai mes informateurs un peu partout, quand il y a un papier significatif qui se perd ils m'avertissent aussitôt et je me mets en chasse, on dirait pas mais c'est beaucoup de travail, il faut courir les ventes aux enchères, établir des contacts avec les collectionneurs et les marchands du monde entier, il faut aussi en avoir les moyens, heureusement j'ai fait un délicieux petit héritage, tsoin tsoin. Vous en avez de la chance vieux débris, je pensais si fort que ma jalousie de quat' sous a dû transparaître sur ma figure, accompagnée la jalousie d'un zeste de ma honte, et toi tu fais quoi dans la vie qu'il me demande, et je vois qu'il me scrute de ses yeux de serpent.
Ce que je fais dans la vie? bonne question, je suis paléontologue à l'Institut, c'est pas vrai? son visage s'illumine, l'Institut il connaît, c'est là qu'il allait quand il était petit, à la grande galerie de l'évolution, là où un singe empaillé se transforme en homme en plastique, et alors ça se passe bien à l'Institut? t'es en vacances en ce moment, ou je me trompe? t'es vissé à ta vitre comme sœur Anne, on se demande ce que tu fabriques. J'ai une furieuse envie de le casser, j'imagine comment on s'approche de la fenêtre et je le cogne, ça donne du spectacle à mon immeuble, seulement j'en ai pas le cran, je suis lâche à mes heures, le fantasme c'est tout ce dont je suis capable. Oui, je suis en congé longue durée, que je mens, c'est une sorte d'année sabbatique, c'est pour mieux m'occuper de mes papiers, ou écrire une thèse, ça dépend. C'est bien de prendre le temps de trier ses papiers, qu'il m'encourage, je comprends mieux pourquoi c'est toujours le débarras chez toi, on dirait les écuries d'Augias, et comment fais-tu pour ne rien perdre dans un bordel pareil? À la façon dont il me regarde je me dis qu'il soupçonne quelque chose, alors j'essaye de noyer le poisson, je reviens à sa collection, de nouveau je m'émerveille, ce sont de grandes clameurs qui sortent de ma gorge, mais il continue à tourner autour du pot, je vois bien maintenant qu'il avait une idée derrière la tête quand il m'a fait coucou par la fenêtre, ce n'est pas pour rien qu'il s'est dérangé le collectionneur, mes iguanodons ne l'intéressent pas, il a du flair cet homme-là.
Soyons francs, qu'il me dit, je vois bien qu'il se passe du pas net dans ta vie, avec les jumelles je t'observe alors rien ne m'échappe, tu as maigri, ta femme n'est plus et tu ne vas pas au travail, moi je trouve ça louche tu comprends, on est en droit de se poser des questions tu crois pas, alors écoute-moi bien, peu importe tes ennuis, je ne suis pas là pour te juger, mais mon petit doigt me dit que tu t'es mal occupé de tes papiers importants, tu aurais sans doute égaré quelque pièce d'identité, hein? ou disons un relevé bancaire, je brûle? Non, je sens que tu veux rester cachottier, libre à toi, alors voilà ce que je te propose: je peux te dépanner pour quelque temps, je suis acheteur de papiers personnels qui ne t'intéressent pas, je te donnerai un bon prix, ça te permettra de passer ce cap difficile, on est pas des bêtes tout de même.
Je reste figé comme écrasé par un train, voilà où il voulait en venir le rapace, c'était de sa collection qu'il se souciait, comme le monde est égoïste frérots! on essaye de vous bouffer même quand vous êtes cadavre, il y a des amateurs pour vos tripes pourries, c'est pas une minute qu'on vous laisse en paix. Comme je restai submergé par un dégoût quasi physique, il a dû sentir qu'il avait été trop loin dans l'arrogance, il sortit une bouteille de champagne, bang! le bouchon qui explose, ça gicle autour de lui, on fête notre amitié préfabriquée! tchin! je bois à ta santé voisin, je te souhaite une bonne année, et si t'as des vieux papiers dont tu peux te séparer, n'hésite pas hein, je serai heureux de te faire une proposition. Mais on ne m'achète pas avec une bouteille de Champagne, j'en ai bu dans ma vie du Champagne, rien qu'à ma promotion je ne sais pas si vous vous en souvenez. Non! me rétractai-je, je vois pas, en ce moment je n'ai pas grand-chose, ça ne fait rien voisin, un jour viendra je suis sûr où l'on fera affaire, je ne suis pas pressé, qui veut aller loin ménage sa monture. On papote encore quelque temps sur terrain neutre, je m'apprête à rentrer chez moi quand on fait dring à la porte, je ne sais pas si c'est l'odeur du Champagne ou quoi, mais voici trois créatures qui débarquent chez le collectionneur, salut euh, on dérange pas? Ah c'est les filles, entrez les filles, on vous attendait les filles, pas vrai voisin? Appeler ça des filles, il fallait oser, elles nous sourient de leurs lèvres plissées, elles sont ravies qu'on les rajeunisse, je sens qu'on me dévore mon centre de gravité, je suis de la chair fraîche comparé au collectionneur, remarquez je dis pas non, surtout que les doyennes en question sont du genre expertes avec une expression vicieuse sur leur figure restaurée qui ferait peur aux mères, un mélange de boulevard et d'extrême-onction. Ni une ni deux on les embrasse le collectionneur et moi, on se jette dans leurs corps flétris tout en résilles, là-bas c'est chaud et parfumé, j'en profite au maximum de cette opportunité, j'en avais pas beaucoup des orgasmes à cette époque, on les bascule sur la moquette, le sweat-shirt du collectionneur est enlevé, alors il n'y a plus de collectionneur parmi nous, il n'y a qu'un taudis avec du poil délavé à la poitrine comme du lierre et une calvitie qui compense, il n'est qu'un ordinaire avec un entrejambe qui démange, alors il se laisse aller, le voilà qui s'écrase sur une grand-mère en lui malaxant la minijupe, je le suis dans son naufrage avec les deux autres, j'en ai une à mes pieds, l'autre à mon cou, je plonge vers la moquette, une bouée de sauvetage m'entoure le menton, c'est une prise de catch qu'on me fait, j'ai le dos qui touche le sol, on fourre mon nez dans le sanctuaire, à toi de bosser me suggère-t-on, alors je me débarrasse des derniers élans de torpeur, loin de moi je les jette, à fond je me donne, je m'active du bec et ça me distrait pour de bon.
La partouze avançait, on gigotait sur la moquette, l'autre à poil hoquetait avec des bruits ridicules, il a chopé mon regard alors il se donna un air noble, tu regrettes pas d'être venu j'espère? souffla-t-il en rampant vers moi, tu sais ça fait plusieurs semaines que je t'observe, je crois qu'on va bien s'entendre toi et moi, même si tu me caches des choses, oh je vois limpide, c'est pas la peine de nier, j'ai le coup d'œil. Je lui répondais rien, j'avais le visage occupé, je buvais aux sources qui s'étendaient devant moi, du plaisir j'en voulais comme rarement j'en ai voulu dans ma vie, un paradis en carton-pâte qui devait masquer mon désespoir comme on prend les montagnes russes, débranchez-moi! je criais dans ma tête, le quotidien j'en veux plus! c'était un comportement infantile, l'instant présent valait plus que ma vie bout à bout, cet instant où j'aurais voulu féconder tous les vétérans de la planète, un instant dont la brièveté me surprit.