Quand ce fut fini, les créatures sautillèrent jusqu'à la salle de bains, leurs fous rires résonnaient sur les carreaux et faisaient mal aux oreilles, on entendait les roucoulements de l'eau, nous on restait par terre à fixer le plafond, et de là où j'étais les étagères me paraissaient gigantesques, leurs merveilles me narguaient, moi qui avais tout perdu j'étais allongé à leurs pieds, j'étais un moins que rien, tandis que le collectionneur remettait son sweat-shirt froissé j'avais l'impression d'un festin pendant la peste, avec moi dans le rôle du porcin aux fruits exotiques. Je me remis sur pied en jurant, quelque chose ne va pas? s'inquiéta le collectionneur, oui, c'est ma vie qui va pas, elle est pourrie ma vie et elle pue, je voudrais bien la jeter ma vie, qu'on l'emporte à la décharge, et bon débarras, tandis que je commencerais une vie toute nouvelle, une vie sous garantie, celle-là ce n'était qu'un coup d'essai, la prochaine fois je serai meilleur, donnez-moi encore une chance, j'ai en moi une marge de progrès vous savez? Ah bon ah bon, fait-il l'air gourmand, je le savais que t'avais un problème, allons explique-toi, tu peux te confier à moi comme à ton médecin, holà! je l'interromps, on dirait que j'en ai trop dit, merci pour tout, je dois filer maintenant, mon Dieu j'ai oublié un rendez-vous urgent, merci, vous avez euh, tu as une collection superbe, mes félicitations au club du troisième âge, merci encore, à la prochaine, et hop je suis sur le palier, je finis de m'habiller en descendant dans l'ascenseur, le temps d'un flash j'ai traversé la rue, je suis dans ma tanière, je tire les rideaux, ha! tes jumelles tu peux te les encastrer dans ta cervelle de charognard, je ne suis pas encore suffisamment mort pour que tu me bouffes! Je respire.
Pour le rendez-vous je n'ai menti qu'à moitié, Marko devait passer, il m'avait appelé la veille pour m'annoncer qu'il avait des idées, vous vous souvenez de sa promesse de réfléchir à mon problème? alors j'ai dit viens tu me raconteras, les idées c'est exactement ce qui me manque en ce moment, et effectivement j'ai pas le temps de me boire une bière qu'il sonne à la porte, entre donc, je lui fais, ça me fait plaisir de te voir, tu sais pas ce qui vient de m'arriver? Je lui raconte, il est perplexe, à son avis le collectionneur est une sorte de spéculateur, tu devrais t'en méfier qu'il me conseille, je dis t'en fais pas pour moi, je ne suis pas né de la dernière pluie. D'accord mais tu traverses une passe difficile, certains escrocs ne demanderaient qu'à t'exploiter, le malheur d'autrui ça les attire. O.K., me voilà prévenu.
On change de sujet, il demande comment ça va avec les papiers du divorce, je lui dis que je fais ce que je peux, il y en a beaucoup à trier tous les jours, même si le juge a été gentleman avec nous, des lettres recommandées j'en ai une bonne poignée par semaine. Marko contrôle mon rangement, je lui montre ma boîte spéciale “D”, “D” comme “divorce”, il inspecte si j'ai bien trié les feuilles par date, il s'inquiète pour rien le Marko, je ne suis pas à ce point invalide pour oublier une méthode de classement aussi élémentaire, il a l'air content de son inspection, il me caresse l'épaule et je sens qu'il est de bonne humeur, c'est à cause de moi, il croit que je suis en meilleur état d'esprit, ça lui fait une étoile d'optimisme, de quoi inspirer sa tirade. Alors voilà mon idée, dit-il, tu devrais aller chez tes parents, je parie que t'habitais chez eux quand t'as passé ton Baccalauréat, il se peut que tu l'aies oublié là-bas. C'est tout comme idée ô Marko? je lui demande un peu désabusé. Oui, il me fait, je sais c'est pas grand-chose mais il ne faut négliger aucune piste, réfléchissons ensemble si tu veux bien.
Quand l'as-tu vu pour la dernière fois? je concentrais ma mémoire, sans forcer il va sans dire, démotivé j'étais je vous le répète, il voit que je ne percute pas, il est obligé de répéter Marko, il a une patience qui force mon admiration, jamais il ne hausse le ton jamais, quand l'as-tu vu pour la dernière fois? c'était il y a plus de vingt ans, depuis j'en ai eu des diplômes et des papiers divers à m'occuper, aussi rien d'étonnant que je ne me souvienne guère, c'était après l'avoir obtenu c'est logique, mais quand? Peut-être tu as raison, c'était chez mes vieux, je leur ai montré le papier, ils m'ont tous applaudi, papa a ouvert un château-yquem, c'était l'occasion ou jamais, il est monté sur le fauteuil à bascule pour chanter victoire, voilà que son spermatozoïde obtenait le Baccalauréat, il y avait de quoi être fier. Son discours exalté je m'en souviens bien, papa ne s'est jamais distingué par l'originalité, il récitait les stéréotypes qu'ont entendus des générations de bacheliers en de pareilles occasions, il y avait des phrases sur le futur qui m'attendait, un truc radieux, éblouissant de régularité, papa mentionna l'université où je devrais encore me battre, mais selon lui le plus dur avait été fait avec ce Baccalauréat, j'avais triomphé d'une sorte de rite initiatique qui me rendait digne d'entrer parmi les salariés, puis vint l'éternelle rengaine sur l'attention qu'il fallait que je déploie quant à mes affaires, tu as appris à être vigilant mon fils, disait papa enflammé par l'éloquence, maintenant il te faudra te surpasser, ce monde appartient à ceux qui sont rigoureux, certes tu peux être naturellement doué pour le rangement mon fils, il y en a qui naissent wunderkind, mais si tel n'est pas le cas, ça ne fait rien, n'aie pas de complexes par rapport à ceux que la Nature a avantagés, tu peux toujours compenser l'absence de talent par une application de tous les instants, à la force du poignet tu te hisseras, comme nous tous dans la famille tu parviendras à des sommets, une bonne épouse tu trouveras et un travail valorisant, alors buvons à la santé du petit! buvons à son diplôme! tu peux gonfler ta poitrine mon fils, te voilà bien parti dans la vie.
Et depuis tu ne l'as plus revu? Si bien sûr, je l'ai montré à diverses instances pour entrer à l'université, j'ai obtenu une copie certifiée conforme pour postuler à l'Institut, et puis je l'ai rangé, j'étais persuadé de l'avoir mis dans la boîte “B”, seulement tu vois ce qu'il advient des certitudes dans ce monde. Marko hochait la tête, il ne me faisait que moyennement confiance, tu devrais quand même essayer d'aller chez tes parents qu'il insistait. Tu crois qu'il le faut? demandais-je sans être emballé, moi ça ne me disait rien d'aller à Fontenay, j'avais pas vu mes vieux depuis le jurassique, leur existence cossue m'agaçait, leurs couverts en argent qui sentaient la province, le dîner hebdomadaire avec monsieur le préfet, la Légion d'honneur de papa à la boutonnière, les tournois de bridge de maman, on aurait dit une caricature. Ajoutez qu'ils n'ont jamais été sensibles à la paléontologie, ils appréciaient son côté maniaque du classement mais ils auraient préféré me voir avocat ou notaire ou médecin, instituteur à la rigueur, alors forcément quand on se rencontrait on n'avait rien à se dire. Pour être honnête, j'attendais qu'ils meurent pour toucher l'héritage, surtout en ce moment ça m'aurait dépanné, alors y aller je n'étais pas trop chaud, il n'y aurait eu Marko je crois que je me serais épargné le voyage, mais il insistait le bougre, ça l'a inspiré ce que je lui racontais sur mes vieux, faut que t'explores cette voie-là disait-il, tu ne peux cracher sur aucun indice. Il est du genre entêté, je ne sais pas si vous avez remarqué, alors au bout du centième refrain j'ai craqué, d'accord j'y vais que je lui ai dit, je cède mais c'est uniquement pour plus t'entendre, t'es plus obstiné qu'un ver solitaire, t'aurais dû faire carrière dans l'Inquisition à convertir les hérétiques, on t'aurait filé la médaille du travail.
Vous avez beau râler, une chose promise est une chose due, en route que je me suis dit, ça te fera des vacances, loin de Paris, de mon deux-pièces, le monde était peut-être différent? Meilleur il ne l'était sûrement pas, je n'étais pas naïf à ce point, mais différent pourquoi pas? Ce n'était pas trop demander il me semble.
VI
Les parents j'y suis allé le week-end suivant, ça tombait un premier novembre jour des morts, j'avais fait exprès j'étais sûr de les trouver à la maison, c'était férié et il y avait le caveau des ancêtres à visiter, ils ne pouvaient manquer ça. La veille j'ai rendu visite au collectionneur, je lui ai vendu quelques bricoles sans importance, mon diplôme de secouriste, divers certificats de non-gage, deux-trois relevés bancaires de l'année dernière, j'avais besoin d'argent, je ne pouvais vivre indéfiniment aux crochets de Marko. Le collectionneur se montra excessivement dur en affaires, ça ne vaut pas grand-chose ce que tu m'apportes là, marmonnait-il, je doute de l'authenticité de certaines pièces, quant aux certificats de non-gage, j'en ai moi-même une tonne, je ne sais pas quoi en faire, je ne les garde même pas sur l'étagère, sous le lit je les entasse c'est te dire, il m’arrive de les jeter comme on noie les chatons d'une portée trop nombreuse. Il faut un début à tout, je lui répondais, laisse-moi le temps de faire le tri, je suis sûr que j'aurai des documents plus rares à te proposer. Tu sais, paléontologue c'est une profession qui donne accès à de nombreuses archives, j'ai des laissez-passer qui ne sont pas courants et je pourrais te les céder, aussitôt le regard du collectionneur s'allume, j'ai bien visé on dirait, alors je continue mon marchandage, laisse-moi le temps, que je pleurniche, il faut que je m'habitue à leur absence, en attendant si tu pouvais faire un geste pour le secouriste, je te serais reconnaissant. Bon d'accord grognait-il en ouvrant son portefeuille, je te fais une fleur, tu m'en dois une, voisin, nous sommes d'accord? bien entendu, je t'en dois une, tu peux compter sur moi, que je répondais, et me voilà avec quelques billets, de quoi passer la semaine.