À force de l'observer, ai-je senti une communauté d'âme entre lui et moi, je ne saurais le dire, en tout cas je constatai que j'avais envie de lui parler, il fallait que je sache son mystère, comment faisait-il pour être aussi détaché vis-à-vis des papiers alors que moi j'étais bouffé par l'inquiétude, ça m'échappait. Je cherchai son numéro dans l'annuaire, immeuble en face, sixième étage, porte gauche, oui le voilà, je fais les dix chiffres, dans la jumelle je le vois qui s'arrache de la fenêtre, en diagonale il traverse la pièce, allô? j'entends sa voix posée, même pas émue! allô, je fais, excusez-moi de vous déranger, je suis votre voisin d'en face. Ah! s'exclame-t-il comme s'il s'y attendait, c'est vous le monsieur qui avez perdu votre Baccalauréat? j'ai lu votre histoire dans le journal. Figurez-vous que j'ai failli vous appeler, j'étais mort de curiosité, puis j'ai vu que vous aviez de la visite, alors j'ai préféré m'abstenir. Dites-moi, quel effet cela fait-il un Baccalauréat que l'on perd?
Un peu décontenancé, je bredouille des explications, comme quoi ma situation ne me réjouit absolument pas, non, je m'en serais bien passé de cette gloire stupide, oh que oui, les vagues de malades mentaux qui assiègent mon appartement ne guérissent pas ma mélancolie, alors je sens qu'il est un poil déçu à l'autre bout du fil. Vous avez tort de vous sentir fautif, qu'il proclame dans le combiné, certes ce qui vous arrive est regrettable, on peut même dire dérangeant, mais sachez que vous n'êtes pas seul dans votre cas, tenez moi par exemple… et le voilà parti pour me raconter sa biographie, remarquez je ne lui avais rien demandé au nœud papillon, surtout pas de me saper le moral en me disant que j'étais comme lui, aussi désorganisé dans le rangement. Vous parlez d'un modèle à suivre! Ses turpitudes me faisaient claquer des dents, entre les factures qu'il ne payait pas parce qu'il les égarait et les redressements d'impôts qu'il déchirait par caprice, sa vie ressemblait à une chute libre que même le sol ne pouvait arrêter, quant à la lettre recommandée de tout à l'heure, tenez-vous bien, c'était le contrat d'assurance de son logement. Ses diplômes en revanche il ne les avait jamais perdus, alors il me questionnait, il hésitait à se lancer dans l'aventure, j'essayais de le dissuader de toute mon éloquence, ne vous laissez pas happer par l'attrait du fruit défendu, le suppliais-je, il est suffisant qu'un seul ait vécu cette expérience douloureuse, laissez-moi l'amertume d'avoir goûté, à quoi bon perdre votre âme? Ma détresse a dû le toucher: je comprends vos arguments dit-il pour finir, et je ne vous envie pas votre parcours. Ouf! je soufflai, merci mon Dieu de l'avoir épargné, seulement méfiance, le nœud était du genre dégénéré, je n'avais aucune certitude qu'il ne me suivrait dans la déchéance, d'ailleurs il l'avait déjà fait, à une petite échelle certes mais impressionnant tout de même quand on sait que cela faisait vingt ans au moins qu'il n'avait rangé ses quittances de loyer, c'était à se demander comment il avait fait pour survivre jusqu'à ce jour. Attendez ce n'est pas tout. Quand il m'apprit que son armoire chromée lui servait aussi à ranger ses chaussures, j'ai eu comme un haut-le-coeur. On ne pouvait que le plaindre, le pauvre homme n'avait plus toute sa tête, c'était flagrant. J'avais terriblement pitié, surtout de voir sa santé mentale à ce point altérée, il y avait chez lui cette sorte de tranquillité qui chez les incurables ne présage rien de bon, son indifférence aux papiers sentait la mort. Il ne s'en rendait pas compte, au contraire il prétendait qu'il avait réussi à vivre libéré des soucis, il paradait devant la fenêtre en tripotant son nœud papillon, il me haranguait pour que je fasse comme lui. Vous verrez, disait-il calmement, votre vie deviendra passionnante, vous découvrirez d'autres horizons, la liberté. Cause toujours.
Je l'écoute poliment, il ne faut jamais contrarier les fous, alors je fais oui oui, vous avez sûrement raison, j'y songerai, et puis je décide d'abréger avant qu'il ne devienne dangereux, je change de conversation, à cent quatre-vingts degrés je tourne mes phrases. Vous avez une superbe armoire chromée, que je lui lance, c'est une Robert amp; Sons si je ne m'abuse? Dans le combiné on explose de fierté, oui! une vraie Robert amp; Sons, je me suis ruiné pour l'acheter mais je regrette pas, elle doit faire pas mal de jaloux ou je me trompe? Il se vantait, et moi je regardais son armoire, elle était belle à en crever, de mille feux elle brillait, le chrome quand c'est entretenu il n'y a rien de plus beau. L'effet de contraste avec sa vie déglinguée était saisissant, j'en ai eu la gorge nouée, au revoir, je lui ai dit un peu précipitamment. Portez-vous bien, qu'il m'a répondu, et méditez mon conseil, débarrassez-vous des papiers avant qu'il ne soit trop tard, vous avez déjà fait le premier pas, c'est le plus difficile, maintenant il faut persévérer. Oui oui bien sûr, j'ai fait lâchement et j'ai raccroché. Puis j'ai tiré les rideaux pour ne plus le voir.
C'est le moment que choisit Marko pour réapparaître, il vient de terminer sa journée à l'Institut, c'est chez moi qu'il va directement, une autre idée lui était venue, plus fine l'idée, plus réfléchie, vous verrez tout à l'heure. Il entre et il voit de suite mes yeux cernés, l'Arche de Noé dans l'appartement, ça lui fait de la peine, les bras lui tombent à mon pauvre ami, il doit se dire que je suis bien malade, que je ne fais aucun effort, un ingrat je suis. Oh il ne parle pas le Marko, aucun reproche non, c'est à sa mine consternée que je vois sa déception, et pourtant il ne se laisse pas abattre, il continue son travail de sape, sa prédication dans le désert. Il remarque les restes de papier brûlé, qu'est-ce que c'est? demande-t-il. Laisse tomber c'est un papier brûlé, j'avoue à contrecœur, ma honte est vivace à cet instant. Le moment de stupeur passé, il réagit très sobrement, c'est pas grave, me console-t-il, un peu de folie ne nuit à personne, l'essentiel c'est de se reprendre un jour, nous ne sommes pas des machines. Son attitude m'enlève une masse de la conscience, alors je lui confesse mes péchés, ma terrible complaisance envers moi-même, l'atroce sarabande des tarés. Je ne me sens même plus fautif, je lui dis, j'ai l'impression que je ne m'appartiens plus. Il m'écoute en m'écrasant l'épaule, je sanglote dans son pull-over qui me sert de refuge, sa compréhension c'est du baume au cœur qui se déverse sur votre serviteur, moi qui n'en ai jamais eu de compréhension de la part de personne, ça me fait du bien de pleurer, ça nettoie l'organisme, on se sent plus frais, si ce n'est pas du repentir que je ressens à cet instant, alors qu'est-ce que c'est?
La porte sonne, c'est la Harley avec sa bande, elle revient chercher son blouson l'imbécile, ça vaut la peine de voir comment Marko les accueille. On dirait qu'il a quadruplé de volume, il se dresse entre eux et moi, il serre ses poings, sa voix descend d'une octave, dehors! il leur ordonne, disparaissez démons, vade retro satanas! Et eux, impressionnés par son intransigeance, débarrassent le plancher, ils s'enfuient la queue entre les jambes, ils montrent leur vraie nature de poltrons, oubliés leurs beaux discours sur la Révolution, quand il s'agit de brûler les papiers des autres ils sont là ces pousse-au-crime, mais les a-t-on déjà vus brûler un des leurs? ça jamais, les risques ce sont les autres qui les prennent, je le voyais nettement, Marko me servait de révélateur sur leur nature hypocrite. Sus aux petits-bourgeois! ont-ils le temps de crier avant que Marko se lance à leur poursuite, on aurait dit la Justice poursuivant le Crime, ils décampaient dans l'escalier en faisant un boucan de Jugement dernier, plus jamais on ne reviendra! enrageaient-ils, vendus!