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Messieurs, la vente est ouverte, les frais sont de tant de pour cent en sus des enchères, le commis débite les mots d'usage, un silence respectueux se fait dans la salle, les gens sont comprimés les uns contre les autres. Le commissaire tape les trois coups réglementaires, et voilà que les objets se mettent à défiler, secrétaires Louis XV, banquettes Consulat, les prix sont affichés sur un grand tableau au-dessus du commissaire, ça lui fait comme une auréole. Les mains se lèvent mollement, allons messieurs un peu d'entrain! je vais adjuger, le marteau claque, lustre Régence pour la casquette à la cimaise, adjugé!

Ils sont rusés chez le commissaire, ils n'envoient pas mon Baccalauréat tout de suite, ils laissent la tension monter avec les meubles, ils font attendre pour que les nerfs se compriment davantage, ce sont des psychologues de premier ordre, ils balancent la camelote d'abord. Les prix restent raisonnables, on dirait que les marchands se réservent pour la suite, alors le commissaire fait venir quelques femmes de collection, dont une blonde très vulgaire, d'habitude ce genre de femmes plaît énormément aux vieux, le blond fait électrochoc. L'effet est là, ceux des premiers rangs se précipitent pour palper la marchandise, le commissaire laisse faire, avant de passer aux choses sérieuses il veut un peu de sérénité, que l'atmosphère se décharge des électrons, alors ils la couchent sur la commode en nouille, on la voit qui gigote style vous m'ennuyez, mais on ne lui demande pas son avis à celle-là! un ouistiti aux cheveux replantés s'introduit déjà, les vieux c'est très anguille, ça se faufile dans les moindres recoins pour peu qu'il y ait un peu de chaleur. Un chauve avec des plaques rouges sur le crâne s'affaire autour de la jolie bouche rose, la blondasse a une contenance prodigieuse, elle n'est plus debout depuis longtemps, sa chevelure s'est éparpillée sur l'acajou tandis qu'un grabataire s'en frotte le membrillon, et moi je reste au fond de la salle, de toute façon traverser la foule des vieilles peaux tient de la mission impossible, ils forment une masse compacte de touffes cramoisies, à ce stade je ne vois même plus ce qu'ils font, on entend des brames et le commissaire-priseur qui tempère les ardeurs, attention qu'il crie, si vous l'abîmez ça va baisser son prix, ménagez-vous messieurs, prenez garde à vos stimulateurs cardiaques, soudain il a peur de voir sa clientèle indisposée, alors il accélère la mise à prix, qui en veut de la fille? regardez le beau modèle, allez messieurs pour ce prix-là c'est donné, hop hop adjugé! et voici les manutentionnaires qui emmènent le corps parfumé dans les réserves, on lui épingle un numéro sur le sein gauche, elle fait un au revoir du menton, toute la salle est sous le charme.

Mais voilà que l'on fait un silence de mort, c'est le moment tant attendu, je vois mon Baccalauréat qui sort de la vitrine, le commissaire-priseur le manie avec de grandes précautions, on dirait qu'il tient le saint suaire, il le lève au-dessus de lui pour que toute la salle voie bien, nous en venons au clou de cette vente, aussitôt les téléphones se mettent à sonner, les grandes capitales sont en ligne, les collectionneurs du monde entier veulent passer des ordres, on se bouscule tandis que les retardataires s'incrustent dans la salle, comment font-ils pour entrer? La mise à prix est relativement basse, elle fait deux mois de mon salaire, alors sans hésiter je lève le bras: moi! preneur! le commissaire accroche mon regard et dirige vers moi son marteau, au fond de la salle la première enchère, les vieux tournent lentement leurs monocles vers moi, on dirait que le temps a un coup de fatigue, il reprend son souffle le temps tandis qu'on me jauge, je me mets à espérer, et si je m'étais trompé? et si j'étais le seul à en vouloir de mon Baccalauréat? c'est la griserie qui me suggère ces idioties, contre toutes les évidences l'homme a besoin de se rassurer, évidemment c'est un leurre, le fameux calme avant la tempête, car le temps de latence passé les hordes de marchands se jettent dans la bataille, je me fais déborder après deux tentatives, c'est maintenant le chauve en plaques qui tient l'enchère, il me regarde l'air de dire que je ne suis qu'un jeunot, petit bras je suis, grande gueule mais pisse-pas-loin, il a tort de se réjouir le chauve, l'enchère lui échappe, elle s'envole de l'autre côté de la salle vers le premier balcon, et je vois le chauve qui peine à suivre, nous en sommes à dix mois de mon salaire, alors il s'essouffle le chauve, il bat en retraite, même lui et ses économies d'une vie de travail ne suffisent pas, on le voit qui se prend la tête à deux mains, il pleure le chauve. Eh pleure pas, le chauve! je lui crie, regarde-moi, je tiens le coup, pourtant j'ai plus à perdre que toi, sois digne le chauve l Pendant ce temps l'enchère est partie, elle n'est plus dans la salle, c'est quelqu'un d'un autre continent qui la possède, il est blotti au fond du téléphone, il fait monter les prix à grands coups de dollars, le commissaire lui cause en anglais, on est à plusieurs millions, ceux de la salle sont dépassés, les pauvres collectionneurs français se font battre à plate couture, c'est un duo au téléphone qui se dispute mon Baccalauréat, l'enchère frôle le siècle de mon traitement de fonctionnaire, puis se calme, les ordres ralentissent, les passions retombent, un moment de silence gagne l'univers. Adjugé, souffle le commissaire presque en chuchotant et son marteau nous fait sursauter. C'est fini.

Je sors de l'Hôtel des ventes, je suis épuisé, un sentiment de défaite m'accompagne jusqu'à la maison, ceux qui ont eu dans leur vie des rêves brisés n'ont pas besoin de commentaires, ils me comprennent d'instinct, ils voient tout comme moi l'uniformité grise du trottoir, tout comme moi ils ont envie d'y disparaître à chaque pas. On dîne avec Marko, il n'est pas gai non plus, c'est à peine s'il mange, on dirait qu'on le force. Une chose est sûre, dis-je pour diluer le silence, c'est qu'il n'est pas dans mes affaires, ni chez mes parents, ni chez Françoise, ni à moins d'une centaine de kilomètres à la ronde, et pour cause! Tu ne peux plus m'accuser de laxisme dans mes recherches ô Marko. Les enchères auront eu le mérite de te calmer de ce côté-là.

Marko ne fait pas un plat de mon blocage, il tète sa tartine comme si je n'existais pas, ohé, je fais, je suis là. Stop! qu'il fait, je crois que j'ai une vision, la vie n'est pas aussi noire que tu l'imagines, tu as marqué un point sans même t'en rendre compte, tu as rapetissé aux yeux de l'opinion et c'est une grande victoire au point où tu en es. Écoute, le prix astronomique que ton Baccalauréat a atteint va faire la une des journaux, on a sans doute battu un record mondial pour un document, déjà on ne parle que de lui, dans les jours qui viennent le phénomène va sûrement s'amplifier, et cela prouve au moins une chose, c'est que ton Baccalauréat a éclipsé ta faute, il t'a volé la vedette mon pauvre ami. L'opinion le considère comme une relique, c'est un morceau de la sainte Croix ton Baccalauréat, une oreille de Van Gogh, et je parie que le fait que tu l'aies égaré est passé au second plan, ça fait partie de l'Histoire comme on dit et plus personne n'y pense. Pas moi, je lui fais remarquer, moi je n'arrête pas d'y penser. Je n'en attendais pas moins de ta part, qu'il continue, tu es réellement digne, cette foi dont je t'ai parlé l'autre jour quand nous avons prié ensemble tu l'as dans ton cœur. Cependant, à défaut de soigner ta conscience, on tient peut-être l'occasion de te réhabiliter, je veux dire du point de vue administratif. Car s'il est de notoriété publique que ton Baccalauréat existe, que tu sois réellement possesseur du document ou pas, je ne vois pas ce que tu aurais à prouver en plus vis-à-vis de l'Institut. En quoi une copie certifiée serait-elle plus importante qu'un compte rendu de commissaire-priseur qui stipule noir sur blanc que ton Baccalauréat est passé entre ses mains? Tu vois ce que je veux dire? Si t'allais voir la chef du personnel? Qui ne tente rien…