Le mystère dura quelques jours, puis Marko apprit qu'on en avait un troisième, dans la collection Rothschild, puis un quatrième chez le bouquiniste des Saints-Pères, puis un cinquième je sais plus où, bref j'ai fini par comprendre. La nature humaine étant ce que l'on sait, des faux Baccalauréats ont commencé à fleurir dès que l'on apprit le prix faramineux atteint aux enchères. Partout il y en avait, dans toutes les capitales, chez tous les brocanteurs un peu roublards, la déferlante des diplômes s'annonçait terrible, chez les antiquaires du pont au Change, dans les coffres des grandes banques, et tous étaient persuadés d'avoir l'original, on calomniait son voisin, on s'étripait joyeusement. Moi j'avais la bonne humeur qui revenait, allez savoir pourquoi, je m'amusais terrible. Par ce scandale que je n'avais pas voulu, je me vengeais en quelque sorte, j'avais le sarcasme facile, évidemment j'étais souvent interviewé, alors je mettais de l'huile sur le feu, non je disais, celui du pont au Change me paraît un poil plus authentique que celui du Louvre des Antiquaires, le lendemain je changeais d'avis, il faudrait faire une expertise plus poussée que je disais, une datation au carbone 14 ne serait pas superflue, je versais le chaud et le froid, mes phrases je prenais soin de les conjuguer au conditionnel, du coup l'opinion publique ne savait plus où donner de la tête, c'était marrant de les voir s'agiter de la sorte, j'avais créé un tintamarre de tous les diables, notre pauvre ville vibrait comme une ruche.
T'en fais trop, disait Marko mon éternelle conscience, sois plus humble, t'es pas en position de fanfaronner comme tu le fais, et il avait raison comme il se doit, seulement il faut que vous compreniez que je vivais une période de soulagement, pour une fois c'était moi qui faisais la pluie et le beau temps. Là je me vante un peu, mais ce qui est vrai c'est que je revenais à la vie et à peu de frais. Assez curieusement, les gens finissaient par oublier que j'étais à l'origine de la tragique disparition, on me regardait différemment, j'étais devenu quelqu'un d'intéressant, l'attrape-snob des soirées mondaines, le général qu'il faut avoir à son mariage, en tout cas pour le petit peuple il suffit de passer dans les médias pour qu'on vous admire, et ça je vous assure que le regard des autres c'est comme un élixir de jouvence.
Marko avait tort de s'inquiéter, intérieurement je n'avais pas changé, mes bonnes résolutions j'y tenais encore, je prenais juste une minirevanche, bien innocente vous en conviendrez, il n'était pas question de me complaire, le diplôme je ne l'avais toujours pas, qu'il y en eût une dizaine en circulation ne réduisait en rien mon dénuement, je gardais la tête froide, et c'est sans doute cette lucidité qui m'a permis de réagir.
VIII
Soudain dans ma vie j'ai eu un éclair qui a tout chamboulé, ça s'est passé un jour que le collectionneur d'en face est venu, il voulait des tuyaux sur des pièces qui m'avaient appartenu, pauvre collectionneur aux reins trop fragiles pour chasser le Baccalauréat, à côté des goliaths que j'avais vus à la vente il était un minable, alors il spéculait gentiment sur des papiers de bien moindre importance, les grandes transactions internationales n'étaient pas de son gabarit, il se contentait de mes factures alimentaires, vous savez ces tickets de caisse que l'on garde après le supermarché du samedi. Je l'écoutais causer, il marchandait comme d'habitude, pour lui grappiller quelques francs il fallait se lever de bonne heure, on parlait crédit et taux d'usure, il me prouvait à grands coups d'arguments que j'étais un mauvais risque, selon lui j'avais bien de la chance de trouver un collectionneur comme lui qui me payait comptant, je l'écoutais en faisant des mimiques du visage comme si je comprenais, en réalité le jargon financier pour moi c'est du chinois, quand soudain c'est devenu limpide on aurait dit de l'éther, j'ai vu la solution pour m'en sortir, ça passait par une astuce de rien du tout. Pour me tirer du pétrin, il suffisait que je m'installe en tant qu'expert en Baccalauréat, comme il y a des experts en peinture ancienne, un métier fait sur mesure pour mes talents, j'avais un don il se trouve, j'étais le seul à avoir vécu avec Lui, je pouvais certifier un plus ou moins grand degré de ressemblance avec l'original. Bien entendu, jamais je ne pourrais en authentifier un à cent pour cent, je n'avais pas cette prétention, les copies que l'on fait aujourd'hui sont redoutables, les faussaires sont au moins aussi intelligents que les experts, il faut être humble dans la connaissance, mais le nombre d'années aidant j'accumulerai un savoir qui me permettra d'affiner mes estimations, ce flair du spécialiste qui vaut toutes les richesses. J'espérais gagner ma vie ainsi, ce n'est pas un métier plus sot qu'un autre, je me disais, au moins j'aurais une utilité sociale.
Aussitôt dit, aussitôt fait, je m'installe à mon compte, Marko me prête de quoi démarrer, on passe une pub dans le journal, et je commence à faire du chiffre, mes services sont facturés très cher, normal j'ai une expertise unique dans mon genre, de nos jours plus on est spécialisé mieux on se porte, j'avais aussi un nom prestigieux, celui-là même qui figurait sur le diplôme, alors les affaires ont décollé, on peut dire qu'il y avait un véritable besoin, j'arrivais sur un créneau vierge. Cependant n'allez pas vous leurrer, quand j'écris ça paraît élémentaire, on a l'impression qu'il suffit de claquer dans ses doigts pour que les clients viennent frapper à votre porte, en réalité travailler à son compte n'a rien d'évident, il faut avoir le caractère qui s'y prête, il ne suffit pas de dire “je veux créer mon entreprise” comme le font certains avec un regard exalté qui se perd dans l'avenir, ça n'a jamais fait marcher une entreprise le regard exalté, je veux être honnête avec vous, c'est une aventure qui peut mal tourner si vous n'avez pas l'esprit adapté à l'indépendance, moi par exemple avec mon passé de fonctionnaire, j'avais vraiment du mal à m'y faire, les horaires libres me stressaient, je manquais de confiance en moi (et pour cause!), la peur du lendemain me tenait au ventre, y a pas à dire il faut avoir des prédispositions, le goût du risque en tout cas. Pour ce qui est des atouts, j'en avais un peu, à commencer par les bonnes aptitudes au rangement héritées de mon ancien métier, et j'en avais absolument besoin de ces aptitudes car on ne peut imaginer le nombre de feuilles que l'on doit remplir dès que l'on ouvre une affaire, ça vous tombe comme une averse, de ce point de vue j'ai connu un climat tropical.
Je vivotai ainsi pendant quelque temps, je m'étais fait ma place au soleil, de personne je ne dépendais, et vous pouvez pas savoir quel soulagement c'était d'avoir le bon Dieu pour seul maître, non que je sois devenu croyant, mais les chefs du personnel j'en avais soupe. Les matins je me levais serein, je faisais un peu de rangement, le matin la tête que l'on a purgée pendant la nuit fonctionne mieux, alors les choses importantes faut les faire le matin, c'est le meilleur moyen de réussir dans la vie croyez-moi, je me levais donc vers six heures, je rangeais mes quittances, pendant ce temps la cafetière me faisait du café, et tandis que vous autres abrutis prenez l'autobus pour aller au travail, je savoure les premières lueurs du jour qui se reflètent dans l'immeuble en face, calmement je m'affaire au grand livre des comptes, j'ai toute la matinée pour le mettre à jour, alors j'en profite pour relire mes notes d'honoraires. À dix heures, j'ai déjà derrière moi quatre heures de rangement. Vous venez à peine d'arriver à votre boulot, vous avez les transports en commun dans les jambes, tandis que moi, installé en profession libérale, j'ai pas perdu une seconde de vie, j'ai trié plusieurs dizaines de feuilles, un régal de petit rangement que j'ai fait. Quand vous travaillez pour votre paroisse, vous vous sentez léger, il n'y avait plus de patron au-dessus de moi, j'avais le libre arbitre, je pouvais jouer avec mes feuilles pour moi tout seul, si je voulais je triais, si je voulais je traînais devant la fenêtre, la décision en revenait à moi seul, et que croyez-vous que je choisissais? Toujours est-il que jamais mes archives ne furent mieux tenues, Marko me félicitait pour ma diligence, et il y avait dans ces encouragements un brin d'incrédulité, vous savez comme quand on encourage un cancre qui a décroché par hasard une note au-dessus de la moyenne. Son comportement était tout entier chargé de déférence envers ma piteuse performance, le moindre bout de papier rangé lui provoquait des dithyrambes, j'en avais presque honte. Je n'étais pas si désespérément médiocre, quand même! Tchin, Marko! Je bois ce porto à ta santé vieux frère, c'est grâce à toi que j'en suis là. Te fais pas de bile, ma guérison est acquise.
Les après-midi je reçois, entre quatorze et dix-sept heures, sur rendez-vous, comme le font les grands bijoutiers suisses, il faut se rendre inaccessible, ça vous crée une aura, un expert qu'on peut joindre n'importe quand n'est pas un expert, c'est un épicier. Alors à quatorze heures, on sonne à ma porte, je me presse pas d'aller ouvrir, je porte mes demi-lunes qui me donnent un air méticuleux, un stylo plume en or dépasse de la poche de ma veste. Par ici s'il vous plaît, passez dans la salle d'attente, je vais vous recevoir, et là ils attendent encore un quart d'heure, aujourd'hui c'est un monsieur très british, il vient de la Royal Academy, il me soumet son Baccalauréat, ses mains tremblotent un peu quand il me tend la chemise, il appréhende ma réaction, sa gorge est nouée au monsieur british. Lentement je sors ma loupe plaquée tortue, et voilà mon œil qui parcourt les étendues du diplôme, j'apprécie la qualité de la patine, je la veux régulière comme seul le temps sait faire, ensuite j'examine les lettres, l'impression de mon nom doit être légèrement en relief comme si on l'avait tapé à la machine. Si ce n'est pas le cas, je n'ai aucun doute, c'est un mauvais faux, j'enlève mes demi-lunes et je les range à côté du stylo plume, mon expression cloue le monsieur british, comme je ne parle pas il est sur la chaise électrique, il pressent que le diagnostic n'est pas favorable, je fais une moue style je ne sais pas comment vous l'annoncer, et là il craque, dites quelque chose, je vous en prie, est-il véridique? Je crains que non, que je fais en poussant un soupir comme si c'était le mien de Baccalauréat, les bras lui en tombent, alors pour qu'il n'ait pas de scrupules à me payer, j'ajoute que j'en ai vu des bien pires que le sien, que l'on peut même dire que le sien est parmi la crème, dans ma collection personnelle d'expert j'en ai pas qui soient aussi jolis, vous pouvez être fiers dans votre Royal Academy, celui du Vatican est largement en dessous du vôtre, c'est le baratin que je sors à tous mes clients histoire d'éviter les suicides, ça marche comme une pommade divine, car aussitôt je lis la reconnaissance sur son visage, la pure reconnaissance du ventre, quand on nourrit un chien on n'en reçoit pas autant.