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Pendant que la Royal Academy me faisait le chèque, je regardais par la fenêtre le collectionneur qui rangeait les documents qui lui restaient, il avait méchamment vieilli ces derniers temps le collectionneur, il avait perdu de sa superbe, était-ce parce que je ne lui vendais plus rien, allez savoir, toujours est-il qu'il périclitait, et pour ce que j'en voyais j'aurais dit qu'il partouzait sans entrain. Comme la vie sait se renverser c'est terrifiant. Je n'allais pas jusqu'à le plaindre, il n'avait que ce qu'il méritait, mais j'avais un pincement disons philosophique devant cette sarabande du destin. Quant à ma collection personnelle, j'avais maintenant suffisamment d'argent pour racheter aux enchères les documents qui m'avaient appartenu, petit à petit je complétais le fonds que j'avais dilapidé avec tant de légèreté, mes laissez-passer et certificats de secouriste avaient entre-temps atteint des prix grandelets, c'était bien fait pour moi, en les cédant pour une bouchée de pain je m'étais conduit comme un écervelé.

Pour tout vous dire, je m'étais embourgeoisé. Je ne saurais vous préciser quand le déclic s'est produit, le résultat se voyait comme un nez, j'avais de l'embonpoint, mes journées s'écoulaient placidement, je lisais le journal tous les jours pour me tenir au courant des cours de la Bourse, avec Marko on allait dans de bons restaurants, nos discussions ont commencé à se remplir de subjonctifs, et d'imparfaits aussi, c'est qu'on parlait beaucoup au passé comme ces mercenaires qui ont fait le Viêtnam, on se rappelait nos faits d'armes en aspirant du porto. La vie roulait pour moi, je n'avais pas à me plaindre, on peut dire que j'avais retourné la situation à mon avantage alors qu'on ne donnait pas cher de ma peau, c'est vrai que j'ai eu beaucoup de chance, de peu j'ai manqué l'extinction. En toute modestie je vous le dis, la bonne étoile c'est capital quand vous êtes désarçonnés et que le destin est à deux pas de vous piétiner. La chance, quand elle est alliée à un solide caractère que donne le sens des responsabilités, c'est ce scaphandre qui vous remontera à la surface.

Était-ce encore ma bonne étoile, je ne saurais le dire, en tout cas je vous avouerais que je ne méritais pas une telle aubaine, toujours est-il qu'un jour à quatorze heures la porte sonne comme un jour habituel, je mets mes demi-lunes et qui je vois? Françoise accompagnée d'une petite fille, elles sont là devant moi un peu gênées, Françoise est rouge d'émotion, son décolleté frétille comme quand on est amoureux, je me dis: c'est le retour au bercail, vise un peu ce déhanchement. Je les fais entrer dans mon cabinet, comme le temps sprinte je remarque, Françoise avait la peau exagérément tendue que donne le lifting, ça ne l'empêchait pas d'être désirable, sexy la Françoise, malgré ce regard fatigué que l'on a quand on passe trop de temps dans les archives, quant à la petite je lui donnais cinq ans, c'était une vraie photo de sa mère, cinq ans déjà qu'elle m'avait quitté. Tu es bien établi dis donc, qu'on me fait en frôlant de l'œil mon stylo plume, ah-ah que je me dis, c'est toujours plein de sous-entendus une phrase de ce genre, le bruit des gros sabots sur la prairie. Cela signifiait le regret, un regret en pointillé, un regret que l'on observe au microscope mais un regret qui ne trompe personne, et je ressentis le bouquet que donne la vengeance quand on la mange froide. Quel bon vent t'amène, je fais d'un ton le plus neutre possible, j'ouvre grand mes oreilles, je me doute qu'elle n'est pas venue pour rien, là-dessus j'apprends qu'on venait de retrouver un Baccalauréat à la Bibliothèque nationale, tiens donc. Il traînait dans la cave où l'on stocke les papiers dérisoires, c'est un stagiaire qui l'a remarqué, il était en piteux état, les rats l'avaient entamé et l'humidité aussi, on l'a sauvé de la moisissure il était moins une, elle me l'apportait pour que je l'expertise. O.K., je suis là pour ça comme on dit, je sors ma loupe, j'ouvre sa chemise, le marmot m'observe alors je prends un air sphinx, pincé des lèvres, j'ai envie de lui en mettre plein la vue à la petite, une envie puérile j'entends bien. J'examine les caractères qui forment mon nom, je les trouve parfaits, alors je file en diagonale vers le buste de la République, là aussi la gravure est finement exécutée, cette double perfection me fait transpirer des aisselles, je regarde le numéro de série, et il correspond bien à celui de mon rectorat, alors je reviens à mon nom, puis je saute du nom à la République, puis de la République au numéro de série, mon regard bégaie et raye le papier, j'ai des picotements dans les yeux à force de scruter, mais non, il n'y a rien à dire, je n'avais jamais vu un Baccalauréat aussi proche de l'original, je glisse alors une main sous mon bureau et je me pince la jambe histoire de vérifier que je ne rêve pas. C'est extraordinaire, je vois les étoiles, je sens un liquide chaud qui coule le long de ma cuisse, je ne pipe mot devant les femelles, ça non! il n'est pas né celui qui me fera parler sous la torture! J'attends. La douleur se calme par vagues, pourtant il est toujours là, je tiens le Graal dans mes mains comme avant, et les deux autres garces sont plantées devant moi elles aussi, la petite et la grande me regardent, elles attendent le verdict. Le temps leur semble long, elles sont au supplice, et moi j'hésite, je ne sais comment l'annoncer, mon côté archange Gabriel refuse de s'enclencher, les mots sont bloqués, je me racle la gorge, ça ne diminue en rien mon émotion immense, il est au-delà de l'imaginable ce Baccalauréat, que je leur dis et je ne reconnais pas ma voix qui parle tellement je suis figé, en face d'un cobra je suis, hypnotisé. Je ne peux le certifier, que je leur répète et ma voix se casse, tout vacillait, il y avait cette nouvelle incroyable qui se ramifiait en moi comme un éclair dans la nuit. Les doigts de Françoise malaxent maladroitement un sac à main. Je regarde ces doigts, je réfléchis à ce que je m'apprête à lui dire, un bon réflexe que de tourner sa langue sept fois avant de parler, je touille mon cerveau pour trouver les mots justes, quand tout à coup: bang, ça percute dans la tête, vous savez comme chez les détectives, ce flash qui rend omniscient. Oh je comprends pourquoi elle est venue la Françoise, c'est pour sa carrière qu'elle s'inquiète la manipulatrice, mon avis se traduira illico en pouvoir d'achat sur sa feuille de paye, mes beaux yeux n'y sont pour rien dans son déplacement, c'est la faim au ventre qui la pousse, les moulures au plafond de son futur appartement, la télécommande de la porte du garage.

Comme je ne réagis pas, je suis encore sous le choc de l'extraordinaire nouvelle, elle abat son atout: je sais qu'il n'est pas évident d'expertiser, je te vois hésitant, alors pour te décider nous sommes venues à deux. Trois points de suspension, et la voilà qui pousse sa fille vers moi, il est mignon ce bout de chou, il me sourit, en une fraction de seconde je me suis décidé, vengeance tu as de bien jolies nattes que je me suis dit, vengeance tu m'arrives à la ceinture, ne serais-tu pas un peu petite pour ton âge, vengeance? En réalité, je veux être honnête avec vous, la vengeance n'y était pour rien dans la scène qui a suivi, c'était à peine un pic de pulsions ordinaires, je lui dis viens ici mon roudoudou, elle m'a souri, sa mère l'encourageait, allez va jouer avec monsieur, je me suis un peu frotté contre elle, pour vous donner une idée elle avait la peau couleur de yaourt, elle sentait bon le chocolat, mélangé au lait chaud le chocolat, avec des tartines grillées à la confiture, voilà ce qu'elle sentait, mais aussi le pipi à l'endroit stratégique, et c'était bon de le humer, on aurait dit le printemps quand l'air tiède vous remplit les poumons. Malgré tout mon désir qui fut immense, je n'ai pas pu y arriver sans lui faire mal, alors je n'ai pas insisté, s'il y a une chose que je ne supporte pas ce sont les petites filles qui pleurent, ça me déprime, je me dis que la vie est bien moche. Dès que j'ai senti que j'achoppais, je l'ai consolée en la chatouillant, tu es mignonne je lui disais, une véritable fée, et qui c'est-y qui a de jolies nattes comme ça? Au bout de cinq minutes elle est redevenue gaie comme la rosée, j'adore ces sautes d'humeur chez les enfants, elle riait elle en pouvait plus, on joua alors au trompettiste, je fournissais l'instrument et elle soufflait de toutes ses forces, c'était délicieux au-delà du raisonnable.