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On les regardait avec Françoise, ils nous donnaient des idées, les vieux c'est bien plus salace que les jeunes, ils osaient des compositions que l'on n'aurait jamais imaginées, leur fougue était contagieuse, on ne tardait pas à les imiter, avec tout de même au fond de la conscience une certaine honte à n'être pas aussi intransigeants avec les papiers, à manquer de professionnalisme. Question de temps, je le répète.

Dans la vie on a tous un joker. Certains ont une Robert amp; Sons, et ils ne sont pas à plaindre croyez-moi, d'autres ont du talent pour le rangement, moi j'avais Françoise que j'aimais sérieusement, par concupiscence. C'est que les formes de Françoise étaient un défi à la géométrie d'Euclide, c'étaient des proportions qui auraient rendu jaloux un nombre d'or, demandez à Marko si j'embellis. J'admets certes qu'elle a un peu vieilli, le cou notamment s'est ridé en crevasses, le mollet s'est durci et fait saillie ce qui n'est pas forcément esthétique, que voulez-vous le temps est l'ennemi des pin-up comme il est l'ennemi du rangement, les femmes et les papiers jaunissent au soleil, il y a rien à faire, la mémoire est notre seul moyen de faire face, dans ma mémoire elle restera pour la nuit des temps ma caille du premier jour.

Dites qu'elle était belle ma Françoise ce jour incandescent où l'on s'était donné rendez-vous à la statue de Balzac. On a pris un café à la brasserie des écrivains, ça l'a impressionnée la pauvre petite toutes ces célébrités incognito qui sirotaient leur jus en tirant sur le cigare. Elle les pointait de l'index en me demandant discrètement leur nom, je m'empressais de répondre, j'étais ravi par son ingénuité, alors je lui montrais la jeune révélation de l'automne, elle poussait des oh mais c'est pas possible, il est si jeune, si si je lui disais, les révélations sont toujours jeunes, c'est une loi universelle Françoise, elle comprenait en hochant la tête. On distinguait aussi le chantre du nouveau roman à ses longs cheveux très propres, il déboutonnait et reboutonnait sa chemisette comme s'il était sur scène pour un strip-tease, Françoise tenta vainement de flirter à distance, hélas pour elle le nouveau roman avait d'autres soucis en tête, alors on s'intéressa au fond du café où il y avait la traditionnelle brochette des académiciens pour qui c'était l'heure du digestif, Françoise répétait les noms compliqués après moi, se trompait dans les particules, recommençait en pouffant, jamais on a autant ri que ce jour-là.

Peut-on jamais oublier l'aurore dans ses yeux quand j'évoquais mon métier de paléontologue avec tout ce que ça comporte comme formation, le Baccalauréat bien sûr, mais aussi les diplômes universitaires, une maîtrise en archivage niveau deux, mes stages dans les centres de tri du Ministère, oh j'étalais mes atouts comme un paon, je paradais monstrueusement sans me rendre compte évidemment du ridicule qui garnissait cette scène de séduction. Le paradoxe voulait que c'était précisément ce qu'elle attendait de moi, que je lui montre mon côté Kennedy, de la poudre aux yeux elle en redemandait, alors ça marchait du tonnerre. Quand sera venu le moment de crever, je crois que je savourerai encore cet instant admirable, lorsque la pupille s'altère et qu'une jupette bleue spécialement composée à mon intention se relève à mi-cuisse. Pendant que le serveur nous apportait le viennois, on s'est mis en position, elle à plat ventre sur le guéridon, la jupette flottant dans le dos comme un pavillon baissé, et moi dans l'alignement de la terrasse. Le pantalon est tombé tout seul tellement j'en avais envie, je poussais en m'agrippant à ses hanches, j’étais un peu malhabile comme le jour où j'ai fait de la bicyclette pour la première fois, le guéridon valsait de droite à gauche, le sucrier tomba avec un bruit de faïence toc, je rougis violemment, le garçon m'adressa un regard plombé et se mit à ramasser les morceaux sans m'accabler de reproches comme si rien de particulier ne venait de se passer. Je lui en fus reconnaissant et mes affaires terminées je réglai le supplément en y ajoutant un pourboire… Je l'ai encore là, si vous voulez voir, la facture du sucrier, à la lettre “I” comme “incidents”, bougez pas je vous l'apporte, et puis non, vous avez raison, ce genre de détails n'intéresse que moi, vous devez en avoir plein votre vie d'incidents semblables.

En somme nous étions ensemble, Françoise et moi, on s'est tout de suite calé sur la même longueur d'onde. Question papiers, on se sentait tous deux responsables, sans pousser jusqu'au fanatisme qui se rencontre si souvent de nos jours. Il faut se réserver un peu de liberté tout de même, on ne peut pas se consacrer corps et âme au rangement, l'homme ne vit pas que pour trier les factures, je crois. Les intégristes du rangement comme je les appelle passent à côté de quantité de belles choses qui font l'essence de la vie. Certes ils sont mieux protégés contre les coups du sort, je n'en disconviens pas, mais ils se gâchent l'existence, ils se fossilisent avant l'heure, ils ne profitent pas du beau temps et ils n'ont pas de loisirs.

Demandez à la chef du personnel depuis combien d'années elle n'a pas été au cinéma avec ses gosses. Elle reste des heures au bureau pour classer nos curriculums, nos fiches de paye, nos demandes de remboursement, l'énorme usine de papier qu'est l'Institut repose sur ses épaules, et chez elle c'est un peu devenu une déformation. Comme une droguée en manque, elle se précipite sur le paquet de lettres qui lui arrive chaque matin avec son lot de questions paléontologiques, de savants qui nous écrivent du monde entier pour nous demander ces petits os que nous conservons, mais aussi des relevés fiscaux par liasses et toutes sortes d'avenants, de circulaires, de notes du Ministère, c'est une vague de fond qui submergerait n'importe qui. Eh bien, des collègues m'ont rapporté que les jours où la pile de lettres est moins importante, la physionomie de la chef devient sale, elle paraît affectée comme si quelqu'un l'avait personnellement insultée, elle flippe pour son shit et il vaut mieux éviter de la croiser ces jours-là.

Que voulez-vous faire avec des obsédés de cette trempe? C'est à se demander s'ils prennent encore plaisir à archiver ou s'ils font ça par inertie comme une locomotive lancée sans conducteur. Moi je pense que rien ne remplace l'équilibre, le rangement est vital soyez-en convaincus, mais il ne doit pas devenir une manie que l'on substitue aux autres plaisirs de la vie. Il faut sortir, changer d'air. C'est mon principe. Et vous verrez que vous n'en serez que meilleurs dans le rangement, la tête fonctionne mieux quand elle goûte à différentes tables, votre épanouissement profite aussi à vos dons d'archivage. Bien sûr il ne s'agit pas d'en prendre prétexte et de négliger le rangement, de faire passer comme on dit la charrue avant les bœufs, de prendre l'accessoire pour l'essentiel. Seulement j'exhorte à une plus grande souplesse. Tenez, moi rien que cette année je veux pas me vanter mais je suis allé à l'expo Picasso, oui celle du Grand Palais, j'ai été deux fois au Louvre, j'ai assisté à Cosi fan tutte en avant-première, sans oublier Le Lac des Cygnes où l'on a été avec Marko, vous avez raison la mise en scène fut bâclée mais là n'est pas le propos, je vous dis ça pour vous prouver que je ne suis pas obnubilé.

Lui non plus, le nœud papillon de l'autre côté de la rue, il a l'air de se la couler douce, oh oui, il est à mille lieues de se consacrer à ses dossiers, pourtant il doit en avoir de la paperasserie, vu que plus on est riche plus elle s'accumule. Eh bien non, au lieu de ça, bien calé contre l'armoire chromée, il se fait bichonner par une demoiselle en petite tenue, une professionnelle à coup sûr, car jamais une femme honnête n'irait se compromettre avec un sous-développé du rangement. Il se dégage de la scène une expression d'harmonie, sorte de béatitude petite-bourgeoise. La vie a réuni dans le même bocal un roi fainéant et une prostituée.

Je visionne cinq minutes, et voilà que je m'ennuie déjà, j'ai mon livre à écrire, j'ai promis à Marko d'avancer, je ne dois pas le décevoir, il paraît qu'il a trouvé un éditeur, alors vite vite je traverse l'appartement, je nie remets à l'ouvrage, j'ai juste une dernière formalité à accomplir, pas question de l'oublier celle-là.

J'inspecte les papiers destinés à la poubelle pour vérifier que je n'ai rien jeté que je puisse un jour regretter, c'est la deuxième inspection aujourd'hui, j'en ferai encore une dans cinq heures, l'ultime inspection des détritus, à tête reposée, car c'est fou ce que l'on jette sans faire attention. Certains diront que trois inspections ce n'est pas assez, qu'il en faut au moins le double pour être sûr de son fait, je sais par exemple que le maniaque en fait sept, parfois même dix quand on est au printemps et que les journées s'allongent, je dois dire que cette possibilité me rend un peu jaloux, c'est normal il a plus de temps libre, il ne travaille pas autant le fumier, moi et mes dinosaures on peut dire que j'ai tiré le mauvais numéro, j'en ai quatorze sur les bras rien que des iguanodons, quatorze squelettes complets! et tout ça c'est à moi de le gérer, alors pas question de partir à dix-huit heures moins cinq comme le font certains.