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Aujourd'hui, quand je me revois sur ce canapé, les yeux tellement lourds qu'ils avaient coulé quelque part vers la nuque, la mine blafarde comme un reflet de fantôme, un directeur de l'Institut Paléontologique de France en pleine bravade d'adolescent, j'ai honte, ô combien j'ai honte mes frères! Mes fanfaronnades étaient stupides, mon bagout factice, je n'avais rien dans le ventre, un minable voilà tout. Les académies n'ont jamais délivré de copies, les académies n'ont pas que ça à faire que de délivrer des copies, les académies ont des millions de Français à s'occuper, elles ont des affaires autrement plus importantes à régler, c'était à moi et à personne d'autre, à moi, un homme mature en pleine possession de ses moyens, c'était à moi de prendre mes responsabilités, de faire attention à mon paquetage.

Si j'avais été moins fatigué, il se peut que je n'aurais jamais prononcé de telles âneries, mais mon bon sens dormait déjà, et puis surtout je n'y croyais pas encore à ce coup du sort qui m'écrasait. Je ne pouvais pas l'avoir perdu, ce n'était pas possible, pas moi. Ce je-m'en-foutiste de nœud papillon aurait pu, ça oui, si quelqu'un devait le perdre un jour ce serait la victime idéale. Mais moi? regardez-moi, je suis largement au top question rangement, je fais des efforts pour être à jour dans mes factures, j'en connais beaucoup qui ne m'arrivent pas au genou dans le classement. Comment croire que l'on est précisément ce lapin que va tirer le chasseur, alors que l'on s'imagine être le plus rapide?

Péché d'orgueil, voilà ce qui m'a piégé, complexe de supériorité qui m'a rendu aveugle. J'étais un peu comme un peintre qui fignole les détails sans s'apercevoir que son tableau se déchire en plein milieu, je me suis laissé hypnotiser par le superflu. Tandis que je m'appliquais à classer les formulaires de transport – entre nous, qui s'en soucie des formulaires de transport! -je négligeais le Baccalauréat, je ne le sortais plus aussi souvent, je le laissais dormir dans son dossier “B”, en sécurité je me croyais!

J'aurais dû faire attention, j'aurais dû! oh le monde est rempli de ces “j'aurais dû”, ils viennent trop tard les “j'aurais dû”, ils nous rongent la conscience comme l'acide ronge le marbre, c'est avant qu'on en avait besoin des “j'aurais dû”! Après ils ne font que titiller le remords. Moi, c'est définir clairement les priorités que j'aurais dû, ne pas mettre tous les papiers dans le même sac, comprendre que le Baccalauréat était au-dessus des autres, qu'il méritait dix fois plus d'attention de ma part. Ce diplôme de la majorité, ce passeport pour la vie, ce Baccalauréat qu'on nous envie partout dans le monde tant il définit l'essence de l'homme, ce n'est pas tous les jours qu'on vous le délivre, c'est même un jour unique dans votre existence, le jour où l'on vous reconnaît l'Aptitude. Avant vous n'êtes qu'un apprenti humain, autant dire un homoncule, il vous manque du savoir, vous êtes imparfait, la différence avec le macaque n'est pas flagrante. Mais dès que vous l'avez, l'univers se transforme, vous entrez de plain-pied dans la race, on vous décrète conforme, ça y est vous êtes mûr et gare à celui qui doute de vos capacités car c'est la race entière qu'il insulte. Les autres diplômes n'avaient pas une telle aura, d'ailleurs un gamin savait que mes licences, maîtrises, doctorats ne prouvaient rien tant que je n'avais pas le Baccalauréat, j'aurais pu les obtenir frauduleusement, j'aurais pu m'inscrire à l'Université avec un quelconque certificat de fin d'études.

Quant à rencontrer le doyen, en voilà une farce qui valait des millions! Passer au-dessus d'un chef du personnel, a-t-on déjà entendu pareille vulgarité? Le chef du personnel est une émanation de la direction, s'il est là c'est justement pour décharger la direction de l'archivage de nombreux papiers sensibles, il a pouvoir de signature, il est plénipotentiaire lors des embauches, plé-ni-po-ten-tiaire retiens bien ça! Je prétendais écrire au Ministère, vous rendez-vous compte? je disais ça sans ciller! Pauvre cloche que j'étais, autant écrire au Père Noël, minus de mes deux.

Le dégoût se devinait dans le regard de Françoise, une aversion pleinement méritée, je n'avais pas été à la hauteur, c'est le moins que je puisse dire aujourd'hui. Sans m'en apercevoir, je m'enfonçais encore plus, je me complaisais dans mes fantasmes, je continuais à parler comme emporté sur une pente savonneuse, je faisais la révolution à l'Institut, je licenciais la chef du personnel et j'ordonnais qu'on l'empalât publiquement. T'es complètement fou, finit-elle par dire, tu me déçois terriblement, j'en ai marre je vais me coucher. Viens ici méduse gorgone, que je lui fais mais gentiment, et je l'attrape par les chevilles, elle tombe à genoux dans la moquette, son pyjama à fleurs se déchire, j'ai déjà les mains en haut de ses cuisses, elle est dodue ma Françoise, élevée à la crème fraîche, alors quand je m'écrase sur elle c'est comme un matelas gonflable, je flotte sur elle au milieu de l'océan, c'est mon canot de sauvetage, le soleil de l'halogène me chauffe la nuque, elle a un corps admirable, je trouve l'entrée, et là je m'aperçois qu'elle a fermé les yeux, elle s'est endormie la garce! Peu importe, je continue machinalement le travail, je pense à la chef du personnel, elle me fait marcher pour le diplôme que je me dis, il doit bien y avoir une solution, je revois nettement son slip bleu que j'avais fait descendre à mi-cuisse, le bleu est optimiste, c'est un signal du destin, quand on a un petit slip bleu avec de la dentelle c'est qu'on n'est pas aussi intraitable qu'on veut bien le faire croire, il doit bien y avoir un moyen de s'arranger, ah ce slip bleu! le pyjama craque et je m'endors à mon tour.

Au bureau, j'ai tout avoué dès le lendemain, j'ai pas cherché à gagner du temps, non, maintenant que j'y pense j'aurais pu inventer des excuses, imaginer une maladie, ou mieux: un cambriolage qui aurait dévalisé ma maison et emporté tous mes papiers dans un ouragan, mais non, je n'ai rien dit de tout ça, je ne suis pas hypocrite, j'aime y aller franco, c'est toujours cette naïveté que je trimballe depuis la naissance, je n'arrive pas à être retors, pas Machiavel pour deux ronds, dans la vie c'est un handicap colossal je vous dis. Faut préciser que ça se voyait sur ma mine qu'un malheur était arrivé, j'avais dormi deux heures, j'avais les yeux cernés, les coupures du rasage prouvaient que je n'avais pas toute ma tête, alors ça n'a pas traîné les remarques des collègues, de tous les coins ils sont venus comme attirés par la charogne, j'aurais été un Neanderthal vivant qu'ils ne seraient pas plus excités. Tu en fais une tête ce matin l'adjoint au crétacé, tu as dansé la samba ou quoi, tu as fêté ta promotion super-man. Vous pensez que je réagissais? Rien de rien, je disais, c'est la fête oui vous avez raison, c'est pas tous les jours qu'on a un coup de pouce salarial, allez laissez-moi passer bande de jaloux, qu'une âme charitable m'apporte un café bien serré, c'est pour mon rendez-vous avec la chef du personnel. Pourquoi, y a un blême? qu'ils se sont mis à espérer, leurs visages se sont tournés vers moi comme si j'étais leur soleil, regardez ces yeux qui vous scrutent, ces regards demandeurs de sensationnel, alors moi, expert es vacheries, je leur dis qu'il n'y a rien de particulier, j'ai juste un flirt avec elle, ah bon ah bon font-ils, ce n'était que ça, ils sont déçus, ils se mettent à regarder leur montre, dis donc il faut qu'on y aille maintenant, on n'a plus le temps, on a des rapports à rendre, des réunions à organiser, allez on file, à tout à l'heure à la cantine. C'est ça, tirez-vous, scolopendres.

Je me retrouve seul avec Marko, il me tend un café comme s'il me visait avec un arc, il me lorgne dans les yeux sans rien dire, je vois qu'il est terriblement soucieux, quelque chose le ronge le sagittaire, je prends son verre en carton, il me tapote l'épaule mais pas de sa manière habituelle, il retire précipitamment sa main comme s'il avait peur de se salir. Il ouvre la bouche pour parler enfin, mais son inspiration finit en grimace, il me tapote encore une fois comme s'il criait “je suis avec toi de tout cœur!” et s'éloigne vers son bureau.