J'insistai pas. En deux semaines, à cause d'un Baccalauréat que j'avais négligé je voyais ma carrière réduite à néant, adieu l'Institut et vingt ans de labeur, voyez comme ça peut être grave, retenez bien la leçon, là je m'adresse surtout à mes jeunes lecteurs, alors je vous en conjure les jeunes, faites attention, pensez-y à deux fois quand vous rangez vos affaires, surveillez votre Baccalauréat comme s'il était votre virginité, nous les croulants on a l'expérience, écoutez ce qu'on vous dit, déchiffrez nos dentiers qui claquent en cadence, l'alphabet morse de notre parkinson vous sauvera de la mouise, ne vous laissez pas avoir par un rangement approximatif, faites des efforts! La vie est à vous, elle vous appartient les jeunes, profitez-en tout en restant vigilants. Oh si jeunesse m'écoutait!
IV
Vous dire que je n'avais pas le moral serait un euphémisme, j'étais anéanti, on avait pulvérisé le peu de témérité que j'avais en moi, tout me froissait, la dureté de l'existence venait de me toucher dans le mille, je me lamentais sur mon sort, je me croyais au fond du gouffre, quel sot entre parenthèses, je me croyais victime d'une grande injustice, j'étais le souffre-douleur du mauvais sort. Le matin quand je me levais, je collais un regard noir sur mon deux-pièces, j'étais encore dans le brouillard, j'avais la haine c'est peu dire, sans m'habiller j'allais brancher la cafetière, je revenais me coucher dans le grand lit tout vide, Françoise était partie à son travail depuis longtemps, en quelques jours Françoise avait drôlement changé, elle devenait distante comme si elle avait en permanence un problème mathématique à résoudre de tête, faut dire que les finances du ménage reposaient sur ses épaules maintenant, c'est elle qui assurait notre subsistance, alors elle avait des soucis que je me disais.
Bip bip la cafetière m'appelle, je plonge ma tartine beurrée, c'est un peu moi cette tartine beurrée, je m'enfonce dans le noir bouillant, ma carapace fond en deux secondes, je rumine le pain trempé, je ressasse mon échec à l'Institut, quelle faute ai-je commise peut-on me dire pour qu'on me traite de la sorte? Mais dès que le café me réveille au fond, une voix intérieure me ramène à la raison, je vais te le dire sombre crétin, je vais te remettre à ta place au pas de gymnastique, elle avait raison la chef du personnel, t'es un cul-de-sac à toi tout seul, regarde-toi en face sans complaisance, c'est toi qui as perdu le diplôme, toi seul! tu devais le garder toute ta vie, tu avais cette responsabilité minime mais tu n'as pas assumé, ce n'est pas si difficile que ça de faire attention à ses documents, regarde autour de toi: la plupart des gens s'en sortent très bien, regarde Françoise, elle a le rangement impeccable, elle ne perdra jamais rien Françoise, tu peux en être certain. Songe à tes grands-parents, ils ont connu les guerres et des privations autrement plus méchantes, et cependant ton grand-père a conservé ses papiers auprès de lui jusqu'à sa mort, son Baccalauréat il s'est fait incinérer avec, il avait de la dignité lui, une classe certaine, alors que toi t'es un sous-homme, la honte de ta race.
Une fois que le café s'installait dans mes voies digestives, le réveil était consommé et je comprenais l'effarante monstruosité de ma nature. Je ne faisais pas le malin, je vous jure, ça me retournait les tripes, je m'en voulais à mort, je n'étais pas fier de moi. Maudis sois-tu, que je me disais en me regardant dans la glace de la salle de bains, maudit soit le jour de ta naissance, je me giflais, allez dis-le où tu l'as mis ton Baccalauréat, baffe! allez dis-le, baffe! avoue chien! parle donc! Évidemment rien ne venait, ma mémoire avait un trou à cet endroit, j'étais persuadé de l'avoir mis dans la boîte “B”, je ne pouvais pas l'avoir rangé ailleurs, c'était impossible, pourquoi impossible puisqu'il n'y était pas? pourquoi impossible pauvre débile? et baffe et re-baffe, prends ça, c'est pas volé pour toi, cogne cogne, c'est meurtri que je ressortais de la salle de bains, autoflagellé comme un illuminé, je ne dis pas ça pour que vous ayez pitié, soyons clairs, c'est juste pour vous situer un peu mieux mon état d'esprit.
Que faisais-je ensuite de mes journées? Au début, je le cherchais cela va de soi, je passais aux endroits habituels, à commencer par les boîtes de rangement, puis je rampais le long des étagères de la bibliothèque, comme un robot je répétais les mêmes gestes chaque jour dans l'espoir de m'être trompé, qu'il était là sous mon nez et que je ne l'avais pas remarqué dans un moment d'éblouissement, mais soyons honnêtes, la frénésie des premiers jours avait disparu, je ne m'appliquais pas comme avant, mes gestes manquaient de tonus, curieusement je ne me sentais pas spécialement motivé, avais-je au fond de moi renoncé à le retrouver? Rétrospectivement, je me demande s'il n'y avait pas une pulsion inconsciente qui me bloquait, un désir purement masochiste de boire la tasse jusqu'au bout, sur le coup je ne m'en rendais pas compte mais maintenant que j'essaye d'analyser, mon comportement m'étonne, faudrait en parler avec un spécialiste.
Bref je ne mettais pas tout mon cœur à l'ouvrage, au bout de plusieurs semaines on peut dire que j'avais renoncé, je tripotais vaguement mes papiers en bâillant, j'en avais marre, il n'y avait que les affaires de Françoise que je n'avais pas touchées, vous vous rappelez de sa vexation de l'autre jour? alors j'évitais de jouer avec le feu, je les regardais de loin, pas question de mettre la main à la pâte, elle m'aurait tué. Faut dire qu'au début elle avait montré de la bonne volonté, elle cherchait avec moi, elle se sentait obligée, on était mari et femme, il y avait un contrat entre nous, je ne l'avais pas perdu celui-là, et dans ce contrat que lisait-on? que mari et femme se doivent assistance dans la maladie et le malheur, c'était marqué noir sur blanc, si vous avez le même dans votre couple vous pouvez vérifier que j'invente pas, Françoise le relisait de temps en temps pour être certaine de ses devoirs, puis elle se mettait à m'aider, c'est comme ça que l'on passa en revue ses affaires à elle et je dois dire que c'était plutôt pénible car cette sotte sursautait tous les quarts d'heure, je l'ai! je l'ai! qu'elle gueulait, alors vous imaginez à quelle accélération je soumets mon organisme, où ça? où qu'il est? donne-le-moi! ah flûte, qu'elle fait, fausse alerte je me suis trompée, c'était le mien de Baccalauréat, excuse-moi mon chéri, fais pas cette tête, seulement moi je retombe plus bas que terre, ces fausses joies me sapaient le moral, c'était comme si je le perdais à nouveau.
Finalement un matin on s'est dit qu'il fallait se rendre à l'évidence, le Baccalauréat n'était pas ici, il avait mystérieusement disparu, arrêtons les frais qu'on s'est dit, économisons les forces pour affronter l'existence. Elle n'avait pas tort, en ce sens que l'argent commençait à nous manquer, non seulement je n'avais plus de salaire, mais les impôts me réclamaient des tiers et des quarts que l'on avait oublié de payer à temps, pris qu'on était avec toute cette folie, les lettres recommandées commencèrent à arriver, je sortais leur bordure jaune agressive de la boîte aux lettres, je me mettais à trembler, il n'y a rien de pire qu'une lettre des impôts, vous devez la garder au moins dix ans, pas seulement la lettre mais aussi l'enveloppe qui va avec car le cachet de la poste fait foi, ce n'est pas à moi de vous l'expliquer, vous savez tous ce que c'est. Alors je remontais vers mon appartement avec cette atroce responsabilité dans les mains, encore un boulet à traîner que je me disais, comment allais-je faire avec cette lettre recommandée, moi qui n'avais même pas su garder mon Baccalauréat? Cette perspective m'affolait, j'avais la sensibilité à fleur de peau, je passais la journée à trier mon dossier “I”, “I” comme “impôts”, j'avais des crises d'angoisse, les insomnies m'exterminaient, cette histoire m'avait traumatisé. En plus de jouer avec mes nerfs, le percepteur aspira nos économies dans les pénalités, et l'on se retrouva sur la brèche, Françoise était verte, je n'en menais pas large non plus car je savais que c'était de ma faute.