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À l’heure où ils étaient arrivés, les cameramen n’avaient évidemment plus eu grand-chose à se mettre sous la dent. Les images montraient sous toutes les coutures l’entrée du loft, portes fermées, quelques allées et venues des derniers techniciens de l’Identité, un gros plan des fenêtres elles aussi fermées. Le commentaire était débité d’une voix grave, comme à l’heure des grandes catastrophes. Ce seul indice suffisait à Camille pour savoir que la presse comptait fermement sur ce fait divers et qu’elle ne le lâcherait pas sans une solide raison. Il espéra un instant qu’un ministre soit rapidement mis en examen.

L’apparition des sacs plastique faisait l’objet d’un traitement de faveur. On n’a pas tous les jours autant de sacs plastique. Le commentaire soulignait le peu qu’on savait du « terrible drame de Courbevoie ».

Irène ne disait rien. Elle regardait son mari qui venait d’apparaître sur l’écran. En sortant du loft en fin de journée, Camille s’était contenté de répéter ce qu’il avait dit quelques heures plus tôt. Mais cette fois, il y avait de l’image. Au milieu d’un cercle de micros tendus à bout de perche il avait été filmé en plongée directe, comme pour souligner l’incongruité de la situation. Par bonheur, le sujet était arrivé assez tard dans les rédactions.

— Ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour le montage, commenta Irène en professionnelle.

Les images confirmaient son diagnostic. Le résumé de Camille était discontinu. On n’avait retenu que le meilleur.

Deux jeunes femmes, dont nous ne connaissons pas encore l’identité, ont été tuées. Il s’agit d’un crime… particulièrement sauvage. (« Qu’est-ce que je suis allé dire un truc pareil ! » se demanda Camille.) L’enquête a été confiée au juge Deschamps. C’est tout ce qu’on peut dire pour le moment. Il faut nous laisser travailler…

— Mon pauvre amour… dit Irène à la fin du sujet.

Après dîner, Camille fit mine de s’intéresser au programme de la télévision mais préféra feuilleter une revue ou deux, puis il sortit quelques papiers du secrétaire qu’il parcourut, le stylo en main, jusqu’à ce qu’Irène lui dise :

— Tu ferais mieux d’aller travailler un peu. Ça te détendrait…

Irène souriait.

— Tu vas te coucher tard ? demanda-t-elle.

— Non, protesta Camille. Je jette juste un œil là-dessus et j’arrive.

20

Il était 23 heures lorsque Camille posa sur son bureau le dossier « 01/12587 ». Dossier épais. Il retira ses lunettes et se massa lentement les paupières. Il aimait bien ce geste. Lui qui avait toujours eu une excellente vue s’était parfois impatienté du moment où il pourrait, lui aussi, l’accomplir. Il y avait deux gestes, en fait. Le premier consistait, d’un mouvement ample, à retirer les lunettes de la main droite en tournant légèrement la tête pour accompagner le geste, pour l’envelopper en quelque sorte. Dans le second, qui en était une version affinée, il y avait, en plus, un sourire un peu énigmatique et, dans les cas parfaits, les lunettes passaient, avec une discrète maladresse, dans la main gauche afin que l’autre puisse se tendre vers le visiteur pour lequel ce geste était accompli comme une offrande esthétique au plaisir de le retrouver. Dans le second geste on retirait les lunettes de la main gauche, en fermant les paupières, on posait les lunettes à portée de main puis on se massait l’arête du nez avec le pouce et le majeur, l’index restant posé sur le front. Dans cette version-là, les yeux restaient fermés. On était censé rechercher dans ce geste une détente après un effort ou une trop longue période de concentration (on pouvait aussi l’accompagner d’un profond soupir si l’on voulait). C’était un geste d’intellectuel légèrement, très légèrement vieillissant.

Une longue habitude des rapports, comptes rendus et procès-verbaux de toutes sortes lui avait appris à naviguer rapidement dans les dossiers volumineux.

L’affaire avait débuté par un coup de téléphone anonyme. Camille rechercha le procès-verbal : « Il y a eu meurtre à Tremblay-en-France. La décharge de la rue Garnier ». Décidément, le meurtrier avait sa méthode. C’est fou ce qu’on prend vite des habitudes.

Cette répétition avait évidemment autant de sens que les phrases elles-mêmes. La formule choisie était simple, étudiée, exactement informative. Elle disait clairement qu’il n’y avait ni émoi ni panique, pas le moindre affect. Et la répétition à l’identique de la même formule ne devait rien au hasard. Elle en disait même long sur la maîtrise, réelle ou supposée, du meurtrier se faisant le messager de ses propres crimes.

La victime avait rapidement été identifiée comme Manuela Constanza, jeune prostituée de 24 ans, d’origine espagnole, qui effectuait ses passes dans un hôtel pourri à l’angle de la rue Blondel. Son souteneur, Henri Lambert, dit le gros Lambert — 51 ans, dix-sept arrestations, quatre condamnations dont deux pour proxénétisme aggravé —, avait immédiatement été placé en garde à vue. Le gros Lambert fit rapidement son calcul et préféra avouer sa participation, le 21 novembre 2001, au cambriolage d’un centre commercial de Toulouse, ce qui lui valut une condamnation à huit mois fermes mais lui évita une accusation de meurtre. Camille poursuivit sa lecture du dossier.

Des clichés noir et blanc, d’une stupéfiante précision. Et tout de suite ça : un corps de jeune femme sectionné en deux à la hauteur de la taille.

— C’est pas vrai… lâche Camille. Qu’est-ce que c’est que ce type…

Première photo : un demi-corps est nu, le bas. Les jambes largement ouvertes. Sur la cuisse gauche toute une portion de chair a été arrachée et une large cicatrice, déjà noire, révèle une blessure profonde allant de la taille jusqu’au sexe. A leur position, on devine que les deux jambes ont été brisées à hauteur des genoux. L’agrandissement de la photo d’un orteil montre l’empreinte appliquée d’un doigt à l’aide d’un tampon encreur. La signature. La même que sur le mur du loft de Courbevoie.

Deuxième photo : le demi-corps du haut. Les seins sont criblés de brûlures de cigarettes. Le sein droit a été sectionné. Il ne tient plus au reste du corps que par quelques lambeaux de chair et de peau. Le sein gauche est lacéré au bout. Sur chaque sein, les blessures sont profondes, elles vont jusqu’aux os. Visiblement, la jeune femme a été attachée. On constate encore la marque profonde, comme des brûlures, causée sans doute par des cordes d’un diamètre respectable.

Troisième photo. Gros plan de la tête. L’horreur. Le visage est résumé à une plaie. Le nez a été profondément enfoncé dans la tête. La bouche a été agrandie au rasoir d’une oreille à l’autre. Le visage semble vous regarder en grimaçant un sourire hideux. Toutes les dents ont été cassées. Ne reste plus que cette parodie de sourire. Insupportable. La jeune femme avait des cheveux très noirs, de cette couleur dont les écrivains disent « un noir de jais ».

Camille a le souffle court. Une nausée l’envahit. Il lève les yeux, regarde la pièce et se penche de nouveau sur cette photo. Il ressent, vis-à-vis de cette jeune fille coupée en deux, une certaine familiarité. Il se souvient d’une expression d’un journaliste : « Ce rictus est l’atrocité ultime. » Les deux entailles au rasoir prennent leur source exactement aux commissures des lèvres et montent en arrondi jusqu’au-dessous des lobes des oreilles.

Camille reposa les photos, ouvrit la fenêtre et regarda quelques instants la rue et les toits. Ce crime de Tremblay-en-France remontait à dix-huit mois mais rien ne prouvait qu’il fut le premier. Ni le dernier. La question pourrait bien être maintenant de savoir combien on allait en retrouver. Camille balançait entre le soulagement et l’inquiétude.