Techniquement, il y avait quelque chose de rassurant dans la manière dont les victimes avaient été exécutées. Elle correspondait à un profil de psychopathe assez connu, ce qui constituait un avantage pour l’enquête. L’aspect inquiétant tenait à l’environnement du crime de Courbevoie. Au-delà de la préméditation, trop d’éléments révélaient des incohérences, objets luxueux abandonnés sur place, décorum étrange, marque d’exotisme américain, téléphone sans ligne… Il se mit à fouiller dans les rapports d’enquête. Une heure plus tard, son inquiétude avait trouvé de quoi s’épanouir. Le crime de Tremblay-en-France, lui aussi, était marqué de nombreuses zones d’ombre dont il commença à dresser mentalement la liste.
Les faits curieux là non plus ne manquaient pas. D’abord la victime, Manuela Constanza, avait les cheveux étonnamment propres. Un rapport d’expertise soulignait qu’ils avaient été lavés à l’aide d’un shampoing courant parfumé à la pomme quelques heures avant la découverte du crime, vraisemblablement après la mort de la jeune fille qui remontait à environ huit heures. On imaginait mal un assassin défigurer une jeune fille, lui couper le corps en deux et se donner le mal de lui laver les cheveux… Plusieurs viscères avaient curieusement disparu. On ne trouvait trace ni d’intestins, ni de foie, ni d’estomac, ni de vésicule biliaire. Là encore, pensait Camille, l’aspect sans doute fétichiste de l’assassin conservant de tels trophées correspondait mal au profil du psychopathe qui semblait apparaître au premier coup d’œil. Il faudrait en tout cas attendre le lendemain le résultat de l’autopsie pour savoir si, là aussi, des viscères manquaient à l’appel.
Indiscutablement, les deux victimes de Courbevoie et celle de Tremblay avaient connu le même homme, la présence de la fausse empreinte ne laissait aucun doute à ce sujet.
Fait dissemblable : sur la victime de Tremblay, pas la moindre trace de viol. Le rapport d’autopsie faisait bien état de rapports sexuels consentants dans les huit jours précédant la mort mais les traces de sperme ne permettaient évidemment pas de savoir s’il s’agissait de rapports avec le meurtrier.
La victime de Tremblay-en-France avait bien reçu quelques coups de fouet, ce qui semblait rapprocher les deux crimes, mais le rapport mentionnait ces coups comme « bénins », du genre de ceux que des couples fétichistes peuvent échanger sans grande conséquence.
Trait commun : la jeune fille avait été tuée d’une manière que plusieurs rapports qualifiaient de « brutale » (ses jambes avaient été brisées avec quelque chose comme une batte de base-bail, la torture qu’elle avait subie pouvait avoir duré près de quarante-huit heures, le corps avait été découpé à l’aide d’un couteau de boucher) mais l’application que le meurtrier semblait avoir mise à vider le corps de son sang, à le laver à grande eau et à le rendre à la société propre comme un sou neuf n’avait rien à voir avec la complaisance morbide avec laquelle celui de Courbevoie avait étalé du sang sur les murs, prenant un plaisir évident à le voir et à le faire couler.
Camille reprit les photos. Décidément, personne ne pourrait jamais s’habituer à ce sourire hideux qui rappelait pourtant, à l’évidence, la tête clouée au mur dans l’appartement de Courbevoie…
Tard dans la nuit, Camille fut pris d’un vertige de fatigue. Il referma le dossier, éteignit la lumière et rejoignit Irène.
Vers 2 h 30 du matin, il ne dormait toujours pas. Pensivement, il caressait le ventre d’Irène de sa petite main ronde. Un miracle, le ventre d’Irène. Il veillait sur le sommeil de cette femme dont l’odeur le remplissait, comme elle semblait remplir la pièce et sa vie tout entière. L’amour était si simple, parfois.
Parfois, comme cette nuit, il la regardait et l’affreux sentiment du miracle l’étreignait. Il trouvait Irène incroyablement belle. L’était-elle réellement ? Il s’était posé la question à deux reprises.
La première fois lorsqu’ils avaient dîné ensemble, trois ans plus tôt. Irène portait ce soir-là une robe bleu nuit, fermée par une série de boutons du haut en bas, le genre de robe que les hommes s’imaginent tout de suite en train de déboutonner et que les femmes portent exactement pour ça. Sur son décolleté un simple bijou en or.
Il s’était souvenu d’une phrase lue il y a longtemps, qui parlait de la « ridicule prévention des hommes sur la retenue des blondes ». Irène avait un air sensuel qui démentait ce jugement. Irène était-elle belle ? Réponse « oui ».
La seconde fois qu’il s’était posé la question, c’était sept mois plus tôt : Irène portait la même robe, seul le bijou avait changé, elle portait maintenant celui que Camille lui avait offert le jour de leur mariage. Elle était maquillée.
— Tu sors… avait demandé Camille en arrivant.
En fait, ça n’était pas une question, plutôt une sorte de constat interrogatif, un mélange à sa manière, hérité du temps où il pensait qu’Irène et lui étaient une de ces parenthèses comme la vie a parfois le bon goût de vous en offrir et la lucidité de vous les retirer.
— Non, répondit-elle, je ne sors pas.
Son travail aux studios de montage lui laissait peu de temps pour préparer les repas. Quant à Camille, ses horaires étaient indexés sur la misère du monde, il arrivait tard et repartait tôt.
Ce soir-là, pourtant, la table était dressée. Camille respira en fermant les yeux. Sauce bordelaise. Elle se baissa pour l’embrasser. Camille sourit.
— Vous êtes bien belle, madame Verhœven, dit-il en approchant sa main de sa poitrine.
— L’apéritif d’abord, avait répondu Irène en esquivant.
— Évidemment. Qu’est-ce qu’on fête ? demanda Camille en se hissant sur le canapé.
— Une nouvelle.
— Une nouvelle quoi ?
— Une nouvelle tout court.
Irène s’assit près de lui et lui prit la main.
— A priori, ça sent plutôt la bonne nouvelle, dit Camille.
— J’espère.
— Pas sûre ?
— Pas certaine. J’aurais préféré que la nouvelle arrive un jour où tu serais moins soucieux.
— Non, je suis seulement fatigué, avait protesté Camille en lui caressant la main pour s’excuser. J’ai besoin de sommeil.
— La bonne nouvelle c’est que moi je ne suis pas fatiguée et que j’irais bien me coucher aussi.
Camille sourit. La journée avait été marquée par des coups de couteau, des arrestations mouvementées, des hurlements dans les locaux de la Brigade, une vraie plaie du monde, grande ouverte.
Mais Irène avait l’art de la transition. Elle était du genre à donner confiance, à savoir ménager des diversions. Elle parla du studio, du film en cours (« une connerie, tu n’imagines pas… »). La conversation, la chaleur de l’appartement, la fatigue de la journée qui s’éloignait. Camille sentit monter en lui un bien-être à la limite de la torpeur. Il n’écoutait plus. Sa voix lui suffisait. La voix d’Irène.
— Bon, dit-elle. On va manger.
Elle allait pour se lever lorsqu’il sembla lui revenir quelque chose à l’esprit.
— Tout de suite, pendant que j’y pense, deux choses. Non, trois.
— Allez, dit Camille en terminant son verre.
— On dîne chez Françoise le 13. Possible, pas possible ?
— Possible, dit Camille après un court temps de réflexion.
— Bien. Deuxième chose. Je dois faire les comptes, donne-moi tout de suite tes relevés de carte bleue.