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Camille descendit du canapé, sortit son portefeuille de sa sacoche, fouilla et retira un paquet de tickets froissés.

— Ne fais tout de même pas les comptes ce soir, ajouta-t-il en posant le paquet sur la table basse. La journée a déjà été difficile.

— Évidemment, dit Irène en se dirigeant vers la cuisine. Allez, à table.

— Tu avais dit trois choses ?

Irène s’arrêta, se retourna, fit mine de chercher.

— Ah oui ! Finalement… Papa, ça te plairait ?

Irène était debout près de la porte de la cuisine.

Camille la regarda stupidement. Par réflexe, son regard descendit sur son ventre, pourtant parfaitement plat, remonta jusqu’à son visage. Il vit ses yeux qui riaient. L’idée d’un enfant avait fait l’objet de longs palabres entre eux. Un vrai désaccord. Camille avait d’abord joué la montre, Irène avait opté pour l’entêtement. Camille s’était replié prudemment du côté de la génétique, Irène avait contourné l’obstacle par un bilan approfondi. Camille avait alors sorti son atout : le refus. Irène avait abattu le sien : j’ai trente ans. La messe était dite. Et maintenant la partie était jouée. Alors il se demanda pour la seconde fois si Irène était belle. Réponse « oui ». Il eut l’absurde sentiment qu’il ne se poserait plus jamais la question. Et pour la première fois depuis le Moyen Âge, il sentit des larmes monter, un vrai chagrin de bonheur, quelque chose comme l’existence qui vous explose à la figure.

21

Maintenant il était là, dans le lit, une main lourdement posée sur son ventre plein. Et sous sa main, il sentit un coup, brutal et cotonneux. Parfaitement réveillé, sans bouger le moindre muscle, il attendit. Irène, dans son sommeil, poussa un petit grognement. Une minute passa, puis une deuxième. Patient comme un chat, Camille guettait et un second coup arriva, juste sous sa main, quelque chose de différent, une sorte de roulement feutré, comme une caresse. C’était comme d’habitude. Il ne pouvait rien se dire d’autre que cette heureuse stupidité que ça bougeait, comme si dans sa vie même tout s’était soudain mis à bouger. La vie était là. Un court instant pourtant, une tête de jeune fille clouée au mur vint s’interposer. Il la chassa et tenta de se concentrer sur le ventre d’Irène, tout le bonheur du monde, mais le mal était fait.

La réalité maintenant avait gagné le rêve, et les images se mirent à défiler, lentement d’abord. Un bébé, le ventre d’Irène, puis un cri de nourrisson d’une présence presque palpable. La machine prit un rythme accéléré, le beau visage d’Irène quand elle faisait l’amour, et ses mains, puis des doigts coupés, les yeux d’Irène, et l’affreux sourire d’une autre femme, un sourire ouvert d’une oreille à l’autre… La bande-annonce devenait folle.

Camille se sentait d’une lucidité stupéfiante. Entre la vie et lui, il y avait un vieux différend. Il pensa soudain que ces deux filles coupées en morceaux transformaient, inexplicablement, le différend en contentieux. Des filles comme celle qu’il caressait en ce moment, avec, elles aussi, deux fesses rondes et blanches, de la chair ferme de jeune femme, avec, elles aussi, un visage comme celui-ci, de nageuse à l’envers à l’instant du sommeil, une respiration lourde et lente, un léger ronflement, des apnées inquiétantes pour l’homme qui les aime et les regarde dormir, et des cheveux comme ceux-là qui bouclent sur une nuque bouleversante. Ces filles étaient exactement comme cette femme, celle qu’il aimait aujourd’hui. Et elles étaient arrivées un beau jour, quoi, invitées ? Recrutées ? Forcées ? Enlevées ? Payées ? Toujours est-il qu’elles s’étaient fait découper, tronçonner par des types qui avaient seulement envie de découper en morceaux des filles aux fesses blanches et onctueuses, et qu’aucun d’eux n’avait été ému par un seul de leurs regards suppliants lorsqu’elles avaient compris qu’elles allaient mourir, que même ces regards les avaient peut-être excités et que ces filles faites pour l’amour, pour la vie, étaient venues mourir, on ne savait même pas comment, dans cet appartement-là, dans cette ville-là, dans ce siècle-ci où lui, Camille Verhœven, flic tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, gnome de la PJ, petit troll prétentieux et amoureux, où lui, Camille, caressait le ventre sublime d’une femme qui était toujours la nouveauté absolue, le vrai miracle du monde. Quelque chose n’allait pas. En un dernier éclair épuisé, il se vit consacrer toute son énergie à ces deux buts absolument ultimes, définitifs, premièrement aimer autant qu’il était possible ce corps qu’il caressait là, et dont allait venir le plus inattendu des cadeaux, deuxièmement chercher, traquer, trouver ceux qui avaient bousillé ces filles, les avaient baisées, violées, tuées, découpées en morceaux et étalées sur les murs.

Juste avant de s’endormir Camille eut le temps d’émettre un dernier doute :

— Je suis vraiment fatigué.

Mardi 8 avril 2003

1

Dans le métro, il avait lu la presse. Sa crainte, autant dire — comme chez tous les pessimistes — son diagnostic, s’était confirmée. La presse avait déjà appris le rapprochement établi avec l’affaire de Tremblay-en-France. La rapidité avec laquelle ce genre d’information parvenait aux journaux était aussi fulgurante que logique. Des pigistes étaient appointés pour faire le tour des commissariats et il était notoire que bien des policiers servaient de gardiens de phare à certaines rédactions. Camille prit tout de même le temps de réfléchir un instant sur le circuit qu’avait suivi cette information depuis la fin d’après-midi de la veille mais la tâche était réellement impossible. Le fait, lui, était là. Les journaux annonçaient que la police avait effectué un rapprochement significatif entre le meurtre de Courbevoie, sur lequel ils ne disposaient que d’informations très partielles, et celui de Tremblay sur lequel, en revanche, ils disposaient tous de dossiers très substantiels. Les manchettes débordaient de sensation, les titreurs s’en donnant visiblement à cœur joie avec « L’éventreur de la petite couronne », « Le boucher de Tremblay récidive à Courbevoie » ou « Après Tremblay, le carnage de Courbevoie ».

Il entra dans l’Institut et se dirigea vers la salle qui lui avait été indiquée.

Maleval, dans son simplisme parfois fécond, considérait que le monde était divisé en deux catégories distinctes, les cow-boys et les Indiens, manière de moderniser, sur un mode primaire, la distinction traditionnelle qu’à la hache, nombre de gens opèrent entre les introvertis et les extravertis. Le docteur N’Guy en et Camille étaient des Indiens tous les deux, silencieux, patients, observateurs et attentifs. Ils n’avaient jamais eu besoin de prononcer beaucoup de mots et se comprenaient facilement du regard.

Peut-être y avait-il entre le fils de réfugié vietnamien et le policier miniature une solidarité secrète forgée dans l’adversité.

La mère d’Éveline Rouvray, elle, avait l’air d’une provinciale en visite à la capitale. Toute fagotée dans des vêtements qui auraient été vaguement à sa taille. Il la trouva tout de suite plus petite que la veille. La douleur sans doute. Elle sentait l’alcool.

— Ça ne sera pas long, dit Camille.

Ils entrèrent dans la salle. Sur la table était maintenant posée une forme qui pouvait vaguement rappeler un corps entier. Le tout était recouvert avec soin. Camille aida la femme à s’avancer jusque-là et fit un signe au type à la blouse qui découvrit soigneusement la tête sans aller trop loin, sans dépasser le cou après quoi il n’y avait plus rien.

La femme regarda sans comprendre. Son regard ne disait rien. La tête posée sur la table était comme un objet factice pour le théâtre avec la mort en dedans. Cette tête ne ressemblait à rien ni à personne et la femme dit oui, rien d’autre que oui, hébétée. Et il fallut la retenir avant qu’elle s’effondre.