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Dans le couloir, un homme attendait.

Camille, comme tout un chacun, jaugeait les hommes selon sa mesure propre. Pour lui, celui-ci n’était pas trop grand, 1,70 m peut-être. Ce qui le frappa d’emblée, ce fut son regard. Cet homme était d’abord un regard. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années, le genre qui prend soin de sa personne, qui respecte une hygiène de vie, et court vingt-cinq kilomètres le dimanche matin hiver comme été. Le genre vigilant. Bien habillé, sans recherche excessive, il tenait sobrement à la main une sacoche en cuir clair et attendait avec patience.

— Docteur Édouard Crest, annonça-t-il en tendant la main. Je suis commis par le juge Deschamps.

— Merci d’être venu aussi vite, dit Camille en lui serrant la main. J’ai demandé votre présence parce que nous avons besoin d’un profil de ces types, de leurs motivations possibles… Je vous ai fait copie des premiers rapports, ajouta-t-il en lui tendant une chemise cartonnée. Camille le regarda plus attentivement pendant qu’il parcourait à la hâte les premiers feuillets. « Bel homme », se dit-il et sa pensée le conduisit à Irène, inexplicablement. Une jalousie fugitive le visita, qu’il chassa aussitôt.

— Délai ? demanda-t-il.

— Je vous dirai ça après l’autopsie, répondit Crest, en fonction des éléments que je pourrai recueillir.

3

Au premier coup d’œil, Camille sentit ce que la circonstance aurait de différent. Une chose avait été de regarder l’abominable tête — où ce qui en avait été fait — d’Évelyne Rouvray. Autre chose était de pratiquer une autopsie qui ressemblait davantage à un puzzle macabre.

D’habitude, les corps extraits des caissons réfrigérés évoquaient une détresse terrible mais la détresse elle-même avait quelque chose de vivant. Pour souffrir, il faut vivre. Mais cette fois, le corps semblait s’être dissous. Il arrivait simplement par paquets, comme des morceaux de thon à la pesée d’un marché maritime.

Dans la salle d’autopsie, sur les tables en inox, sous les protections, on distinguait des masses un peu vagues, de différentes tailles. Tout n’était pas encore sorti, mais il était déjà difficile d’imaginer que ces morceaux avaient pu faire un ou deux corps. En regardant un étal de boucher, il ne vient à personne l’idée de recomposer mentalement l’animal entier.

Les docteurs Crest et N’Guyen se serrèrent la main comme ils auraient fait à un congrès. Le représentant de la folie salua dignement celui de l’atrocité.

N’Guyen chaussa ensuite ses lunettes, s’assura du fonctionnement de son magnétophone et choisit de commencer par un ventre.

— Nous sommes en présence d’une femme de type européen âgée d’environ…

4

Philippe Buisson n’était peut-être pas le meilleur mais il était parmi les plus accrocheurs. Le message : « Le commandant Verhœven ne souhaite pas parler à la presse à ce stade de l’enquête » ne provoquait chez lui aucun émoi.

— Je ne lui demande pas une déclaration. Je veux seulement m’entretenir avec lui quelques instants.

Il avait commencé à appeler la veille en fin de journée.

Il avait remis ça à la première heure de la matinée. À 11 heures, le standard faisait part à Camille de son treizième appel. Agacé, le standard.

Buisson n’était pas une star. Il lui manquait l’essentiel pour être un grand journaliste mais il était un bon journaliste parce que sa redoutable intuition était exactement circonscrite à son domaine de compétence. Conscient sans doute de ses limites et de ses qualités, Buisson avait choisi le fait divers et cette option s’était avérée judicieuse. Il n’était évidemment pas un homme à style mais sa plume était efficace. Il avait gagné sa notoriété en couvrant quelques affaires spectaculaires pour lesquelles il avait su ramener à la surface quelques éléments nouveaux. Un peu de nouveauté et beaucoup d’effet. Buisson, journaliste sans génie, avait exploité le cocktail classique avec application. Restait la chance qui, paraît-il, sert aveuglément les héros et les crapules.

Buisson était tombé sur l’affaire de Tremblay et, le premier peut-être, avait compris ce qu’il y avait à y gagner : beaucoup de lecteurs. Il avait couvert ce fait divers du début à la fin. Aussi, le voir apparaître dans l’enquête de Courbevoie à l’heure où les deux affaires se croisaient ne constituait évidemment pas une surprise.

En sortant du métro, Camille le reconnut tout de suite. Un grand type, la trentaine à la mode. Belle voix dont il abusait un peu. Trop de charme. Retors. Intelligent.

Camille se referma immédiatement et accéléra le pas.

— Je vous demande deux minutes… dit-il en abordant Camille.

— Si je les avais, je vous les donnerais volontiers.

Camille marchait vite mais marcher vite, pour lui, c’était le rythme normal pour un homme de la taille de Buisson.

— Inspecteur, il vaut mieux communiquer. Sinon les journalistes vont écrire n’importe quoi…

Camille s’arrêta.

— Vous êtes vieux jeu, Buisson. On ne dit plus « inspecteur » depuis des lustres. Quant à dire n’importe quoi, je le prends comment ? Argument ou menace ?

— Rien de tout ça, répondit Buisson en souriant.

Camille s’était arrêté et il avait eu tort. Première manche pour Buisson. Camille le comprit. Ils se regardèrent un instant.

— Vous savez ce que c’est, reprit Buisson, sans éléments les journalistes vont fantasmer…

Buisson avait une manière à lui de s’exclure des travers qu’il prêtait aux autres. Son regard laissa supposer à Camille qu’il était capable de tout, du pire et peut-être même au-delà. Ce qui fait la différence entre les bons rapaces et les grands rapaces, c’est l’instinct. Visiblement, Buisson bénéficiait d’une génétique exceptionnelle pour ce métier.

— Maintenant que l’histoire de Tremblay est ressortie…

— Les nouvelles vont vite… coupa Camille.

— C’est moi qui ai couvert cette affaire, alors, forcément, je m’intéresse…

Camille leva la tête. « Je n’aime pas ce type », se dit-il. Et il eut le sentiment immédiat que cette antipathie était partagée, que s’était installée entre eux, à leur insu, une sourde répulsion et qu’ils n’en sortiraient pas.

— Vous n’aurez rien de plus que les autres, lâcha Camille. Si vous souhaitez des commentaires, adressez-vous ailleurs.

— Vous voulez dire plus haut ? demanda Buisson en baissant le regard vers lui.

Les deux hommes se regardèrent un bref instant, d’abord sidérés par la faille qui venait de s’ouvrir entre eux.

— Désolé… lâcha Buisson.

Camille, lui, se sentit étrangement soulagé. Parfois, le mépris est une consolation.

— Écoutez, reprit Buisson, je suis désolé, une maladresse…

— Je n’ai pas remarqué, coupa Camille.

Et il reprit sa marche, le journaliste toujours sur les talons. L’atmosphère entre les deux hommes s’était sensiblement modifiée.

— Vous pouvez quand même dire quelque chose. Vous en êtes où ?

— Pas de commentaire. On cherche. Pour les informations, voyez avec le commissaire Le Guen. Ou directement avec le Parquet.

— Monsieur Verhœven… Ces affaires commencent à faire beaucoup de bruit. Les rédactions sont excitées comme des puces. Je ne donne pas une semaine avant que les tabloïds et les feuilles à scandale ne vous trouvent des suspects très présentables et proposent des portraits-robots dans lesquels la moitié de la France pourra reconnaître l’autre moitié. Si vous ne livrez pas quelques éléments sérieux, vous allez créer la psychose.