— Si les choses n’avaient tenu qu’à moi, expliqua Camille d’une voix sèche, la presse n’aurait pas été informée avant l’arrestation du meurtrier.
— Vous auriez muselé la presse ?
Camille s’arrêta de nouveau. Il n’était plus question maintenant d’avantage respectif ou de stratégie.
— Je l’aurais empêchée de « créer la psychose ». Ou, pour dire autrement, de dire des conneries.
— On ne peut donc rien espérer de la Brigade criminelle ?
— Si, qu’elle arrête le meurtrier.
— Vous estimez que vous n’avez pas besoin de la presse ?
— Pour le moment, ça veut dire ça.
— Pour le moment ? Vous êtes cynique !
— Spontané.
Buisson sembla réfléchir un instant.
— Écoutez, je crois que je peux faire quelque chose pour vous, si vous voulez. Quelque chose de personnel, de tout à fait personnel.
— Ça m’étonnerait.
— Si, je peux faire votre pub. Cette semaine, j’hérite de la grande page du portrait, avec la belle photo au milieu et tout le bordel. J’ai commencé quelque chose sur un type, là… mais ça peut attendre. Alors, si ça vous tente…
— Laissez tomber, Buisson…
— Non, sérieusement ! C’est un cadeau, ça ne se refuse pas. Il me faut seulement trois ou quatre éléments un peu personnels. Je vais vous faire un portrait sensationnel, je vous assure… En échange, vous me renseignez un peu sur ces affaires, rien de compromettant.
— J’ai dit : laissez tomber, Buisson.
— Difficile de travailler avec vous, Verhœven…
— Monsieur Verhœven !
— Je vous conseille tout de même de ne pas le prendre sur ce ton, « monsieur Verhœven ».
— Commandant Verhœven !
— D’accord, lâcha Buisson d’un ton froid qui fit hésiter Camille. C’est comme vous voulez.
Buisson fit aussitôt demi-tour et repartit comme il était venu, de son grand pas décidé. Si Camille avait pu parfois passer pour un homme médiatique, ça n’était visiblement pas dû à ses qualités de négociateur ou de diplomate.
Du fait de sa taille, Camille restait debout. Et du fait que lui ne s’asseyait pas, personne ne se sentait autorisé à s’asseoir et chaque nouveau venu adoptait ce code implicite : ici les réunions se tenaient debout.
La veille, Maleval et Armand avaient passé pas mal de temps à tenter de recueillir les témoignages de voisins. Sans grande conviction puisqu’il n’y avait aucun voisin. Surtout la nuit où le quartier devait être à peu près aussi fréquenté qu’un bordel au paradis. José Riveiro, pendant qu’il attendait le signal des filles, n’avait vu personne circuler dans le coin mais peut-être quelqu’un était-il passé ensuite. Il leur avait fallu remonter plus de deux kilomètres à pied pour trouver les premiers signes de vie, quelques commerçants isolés dans une banlieue pavillonnaire, bien incapables de fournir le moindre renseignement sur d’hypothétiques allées et venues. Personne n’avait rien vu d’anormal, ni camion, ni camionnette, ni livreur. Ni habitant. À en croire les premiers éléments, les deux victimes elles-mêmes avaient dû arriver là par l’opération du Saint-Esprit.
— Évidemment, le type a bien choisi le coin, dit Maleval.
Camille se mit à regarder Maleval avec une attention soutenue. Exercice comparatif : quelle différence y avait-il entre Maleval, debout près de la porte, qui sortait de son blouson un carnet fatigué et Louis, debout près du bureau, qui tenait le sien entre ses mains croisées ?
Les deux hommes étaient élégants ; tous les deux, à leur manière, voulaient séduire. La différence était sexuelle. Camille s’arrêta un instant sur cette idée curieuse. Maleval voulait des femmes. Il en avait. Jamais assez. Il semblait guidé par sa sexualité. Tout en lui respirait le désir de séduire, de conquérir. Ce n’est pas qu’il en veut toujours plus, pensa alors Camille, c’est surtout qu’il y en a toujours une autre à désirer. En fait, Maleval n’aimait pas les femmes, il courait les filles. Il était équipé pour suivre la première piste venue, tenue légère, tenue de campagne, efficace, toujours prêt, disponible. Il faisait dans le prêt-à-porter. Les amours de Louis, comme ses vêtements, devaient relever du sur mesure. Aujourd’hui, premiers rayons de soleil de la saison, Louis portait un joli costume clair, belle chemise bleu pâle, cravate club, quant aux chaussures… « La crème de la crème », pensa Camille. De sa sexualité, en revanche, Camille ne savait pas grand-chose. Manière de dire qu’il ne savait rien.
Camille s’interrogea sur les relations qu’entretenaient les deux hommes. Cordiales. Maleval était arrivé quelques semaines après Louis. Le courant, entre eux, passait bien. Ils étaient même sortis parfois ensemble, au début. Camille s’en souvenait parce qu’un lendemain de sortie, Maleval avait dit : « Louis a toujours l’air d’un communiant mais c’est un cachottier. L’aristocratie, quand ça se dévergonde, c’est tout de suite l’excès. » Louis n’avait rien dit. Il avait remonté sa mèche. Camille ne savait plus de quelle main.
La voix de Maleval sortit Camille de son exercice comparatif.
— Le cliché du génome humain, dit Maleval, a été repris par toutes sortes de boîtes de communication, d’éditeurs, bref, ça court les rues. La fausse peau de vache, n’en parlons même pas. Aujourd’hui, ça n’est plus tellement à la mode mais à une époque, ça s’arrachait comme des petits pains. Pour retrouver d’où vient celle-là… La pose du papier noir et blanc dans la salle de bains semble assez récente mais rien ne permet, pour le moment, de repérer sa provenance. Il va falloir consulter les fabricants de papier peint…
— C’est une perspective assez décourageante, risqua Louis.
— Plutôt, oui… Quant au matériel hi-fi, il s’est vendu à des millions d’exemplaires. Les numéros de série ont été effacés. J’ai fait passer tout ça au labo mais ils pensent que ça a été fait à l’acide. En clair, on a peu de chances.
Maleval regarda Armand pour lui passer la parole.
— Je n’ai pas grand-chose non plus…
— Merci, Armand, coupa Camille. Nous apprécions beaucoup tes apports. C’est très constructif. Ça nous aide beaucoup.
— Mais, Camille… commença Armand en rougissant.
— Je plaisante, Armand, je plaisante !
Ils se connaissent depuis plus de quinze ans et, comme ils avaient commencé leur carrière ensemble, ils s’étaient toujours tutoyés. Armand était un camarade, Maleval une sorte de fils prodigue, Louis une manière de dauphin. « Qu’est-ce que je suis pour eux ? » se demandait parfois Camille.
Armand avait rougi. Ses mains tremblaient facilement. Parfois, Camille était porté vers lui par un élan de sympathie douloureuse.
— Alors…? Toi non plus… rien ? demanda-t-il avec un regard encourageant.
— Enfin si, reprit Armand, légèrement rassuré, mais c’est maigre. Le linge de maison est très courant, une marque vendue partout. Pareil pour les bretelles. En revanche, pour le lit japonais…
— Oui…? dit Camille.
— C’est ce qu’on appelle un photon.
— Un futon, peut-être… proposa gentiment Louis.
Armand consulta ses notes, lentement. L’opération prit un certain temps mais elle révélait toute la qualité du personnage. Rien ne pouvait être considéré acquis qui n’ait été scrupuleusement vérifié. Cartésien.