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Silence. Le Guen :

— Des questions ?

— Le rapport avec l’affaire de Tremblay-en-France ? demanda le juge en regardant Camille.

— J’ai étudié le dossier hier soir. Il nous manque encore pas mal de recoupements. Il n’y a aucun doute sur le fait que, dans les deux cas, l’empreinte du doigt apposée au tampon encreur est rigoureusement la même. Et chaque fois elle est exhibée comme une signature.

— Tout ça n’est évidemment pas bon signe, dit le juge. Ça veut dire que ce type veut être célèbre.

— Jusque-là, c’est assez classique, dit alors le Dr Crest.

C’était la première fois qu’il prenait part à la discussion et tout le monde se tourna vers lui.

— Excusez-moi… ajouta-t-il.

On sentait pourtant dans sa voix et dans l’assurance avec laquelle il présentait cette excuse, qu’elle était en fait mûrement pesée et qu’il ne sollicitait l’indulgence de personne.

— Je vous en prie, l’assura le juge Deschamps comme si, bien qu’il ait déjà pris la parole, c’était à elle, ès qualités, de la lui accorder.

Crest portait un costume gris, avec un gilet. Élégant. Pas difficile d’imaginer que cet homme se prénomme Édouard, se dit Camille en le voyant s’avancer d’un pas vers le centre de la pièce. Il y a vraiment des parents qui savent ce qu’ils font.

Le docteur se racla la gorge en consultant ses notes.

— Au plan psychologique, nous sommes devant un cas classique dans sa structure bien que peu banal dans ses modalités, commença-t-il. Structurellement, c’est un obsessionnel. Contrairement aux apparences, il n’est sans doute pas habité par un délire de destruction. Plutôt par un délire de possession qui confine à la destruction mais ce n’est pas le sens premier de sa recherche. Il veut posséder des femmes mais cette possession ne lui apporte pas le calme. Alors il les torture. Mais cette torture elle-même ne lui apporte pas le calme, alors il les tue. Mais le meurtre non plus n’y fait rien. Il peut les posséder, les violer, les torturer, les couper en morceaux, s’acharner, rien n’y fera. Ce qu’il cherche n’est pas de ce monde. Il sait confusément que jamais il ne trouvera le repos. Il ne s’arrêtera jamais parce que sa quête est sans fin. Il a acquis, au fil des années, une véritable haine des femmes. Non pas pour ce qu’elles sont mais parce qu’elles sont incapables de lui apporter le repos. Cet homme vit, au fond, un drame de la solitude. Il jouit, au sens où on l’entend ordinairement, c’est-à-dire qu’il n’est pas impuissant, qu’il a des érections, qu’il peut éjaculer mais chacun sait que tout ça n’a rien à voir avec la jouissance qui est une réalisation d’un autre niveau. Ce niveau-là, cet homme ne l’a jamais atteint. Ou s’il l’a atteint un jour, c’est comme une porte fermée dont il aurait perdu la clé. Et depuis, il la cherche. Ce n’est pas un monstre froid, insensible à la douleur humaine, uniquement sadique, si vous préférez. C’est un homme malheureux qui s’acharne sur les femmes parce qu’il s’acharne sur lui-même.

Le Dr Crest avait un débit lent et étudié et faisait manifestement confiance à ses qualités pédagogiques. Camille observa sa chevelure, dégarnie sur chaque côté jusqu’au sommet du crâne et il ressentit la brusque conviction que cet homme n’avait jamais été aussi séduisant qu’à partir de la quarantaine.

— Ma première interrogation a évidemment porté — mais je pense que c’est le cas pour vous aussi — sur l’extrême méticulosité avec laquelle sa mise en scène est assurée. Ordinairement, on trouve, chez ce genre de criminel, quelques signes, au sens propre du terme, destinés, si je puis dire, à « marquer » leur œuvre. Ils sont toujours reliés à leurs fantasmes et même, le plus souvent, à leur fantasme originel. C’est d’ailleurs ce qu’il m’a semblé pouvoir lire dans l’empreinte apposée sur le mur et, plus sûrement encore, dans les mots « je suis rentré » qui signent très évidemment le crime. Mais d’après les premières conclusions que vous m’avez fait passer, ajouta-t-il, en se tournant vers Camille, des signes, justement, il y en a trop. Beaucoup trop. Les objets, le lieu, la mise en scène dénotent trop nettement avec la théorie de LA trace simplement destinée à « signer » un crime. Je crois qu’il faut dès lors s’orienter différemment. Ce qu’on peut noter, c’est qu’il prépare son matériel avec soin. Il a visiblement son projet, mûrement nourri et réfléchi. Chaque détail a, à ses yeux, son importance, une importance capitale mais il serait vain de chercher à quoi peut correspondre la présence de tel ou tel objet. Il ne s’agit même pas de chercher, comme pour d’autres crimes semblables, quelle place chaque objet précis a dans sa vie personnelle. Car chaque objet n’a, en un certain sens, aucune importance. C’est l’ensemble qui compte. S’épuiser à chercher ce que peut signifier chaque signe ne servira à rien. C’est comme si nous cherchions le sens de chaque phrase d’une pièce de Shakespeare. À ce compte, il serait impossible de comprendre Le Roi Lear. C’est le sens global que nous devons chercher. Mais… ajouta-t-il en se tournant de nouveau vers Camille, ma science, à moi, s’arrête là…

— Socialement, demanda Camille, quel genre d’homme ?

— Européen. Cultivé. Pas forcément un intellectuel mais un cérébral en tout cas. Entre trente et cinquante ans. Il vit seul. Il peut être veuf ou divorcé… Je pense plutôt qu’il vit seul.

— Sur quel genre de répétition pouvons-nous nous appuyer ? demanda Louis.

— C’est un point délicat. À mon avis, il n’en est pas à son premier crime. Je dirais qu’il agit par capillarité ou, plus justement, par cercles concentriques, du noyau vers l’extérieur. Il a pu commencer par violer des femmes. Ensuite les torturer, puis ensuite les tuer. Ça, c’est le schéma prévisible. Ses constantes ne sont peut-être pas si nombreuses. Ce dont on peut être sûr, c’est : des prostituées, jeunes, il les torture, il les tue. Au-delà…

— Peut-il avoir un passé psychiatrique ? demanda Armand.

— Possible. Pour des troubles mineurs du comportement. Mais c’est un homme intelligent, tellement habitué à ruser avec lui-même qu’il ruse sans difficulté avec les autres. Personne ne peut rien faire pour son repos. Son dernier espoir, c’est les femmes. Il s’acharne à exiger ce qu’elles ne peuvent pas lui donner et s’inscrit dans une escalade qui n’aura de fin que si vous parvenez à l’arrêter. Il a trouvé une logique à ses pulsions. Cette logique, justement, que je viens d’évoquer, cette mise en scène complexe… C’est grâce à cela, que ces pulsions peuvent devenir des actes. Mais cette logique, à mon avis, n’a pas de fin. C’est le cas de tous les meurtriers en série, me direz-vous. Mais lui, c’est un peu différent. La méticulosité dont il fait preuve montre qu’il a une haute idée de ce qu’il fait. Je ne parle pas d’une mission supérieure, non… mais enfin, c’est quelque chose de cet ordre quand même. Tant qu’il se sentira investi de cette mission, deux choses sont pratiquement certaines. La première c’est qu’il continuera, la seconde, c’est que ses actes vont, en quelque sorte, monter en puissance.

Crest regarda le juge puis Camille et Le Guen et, balayant enfin tout le groupe d’un regard embarrassé :

— Ce type est capable de faire des dégâts que nous avons du mal à imaginer… si ça n’est pas déjà fait, conclut-il.

Silence.

— Autre chose ? demanda le juge, les deux mains à plat sur son bureau.

7

— Un dingue !

Le soir, Irène. Dîner au restaurant.

Depuis l’annonce de la grossesse d’Irène, le temps avait passé diablement vite. Son ventre puis son visage s’étaient arrondis, sa silhouette, ses hanches, sa démarche, tout était devenu différent, plus lourd, plus lent. Et ces transformations, aux yeux de Camille, n’avaient pas été si progressives que prévu. Elles étaient venues par vagues soudaines, par paliers. Un jour, en rentrant, il avait remarqué que ses taches de rousseur s’étaient brusquement multipliées. Il lui en fit part, gentiment parce qu’il trouvait cela joli mais aussi étonnant. Irène avait souri et lui avait caressé la joue.