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— Mon chéri… Ça n’est pas arrivé si soudainement. C’est peut-être que nous n’avons pas dîné ensemble depuis plus de dix jours…

Il n’avait pas aimé. Irène lui renvoyait là une image éculée. L’homme travaille, la femme attend et il ne savait pas ce dont il souffrait le plus, de la situation ou de sa banalité. Irène occupait toujours sa pensée, sa vie même, cent fois par jour il pensait à elle, cent fois la perspective de cette naissance l’avait soudain ébloui, l’interrompant dans son travail, lui faisant voir toute sa vie d’une manière nouvelle comme s’il sortait d’une opération de la cataracte. Alors non, l’accusation d’abandonner Irène… Mais, dans son for intérieur, il avait beau le nier, il savait qu’il avait manqué un virage. Les premiers mois n’avaient pas posé problème. Irène travaillait beaucoup elle aussi, parfois tard et il y avait longtemps qu’ils avaient organisé leur vie en faisant une chance de ce handicap. Sans préméditation, ils se retrouvaient certains soirs, dans un restaurant situé à mi-chemin de leurs bureaux respectifs, ils s’appelaient, effarés tous les deux qu’il soit presque 22 heures, et couraient attraper une séance de fin de soirée dans un cinéma de leur quartier. C’était une époque simple, faite de plaisirs faciles. Somme toute, ils s’amusaient. Les choses avaient changé depuis qu’Irène avait dû s’arrêter de travailler. Des journées entières à la maison. « Il me tient compagnie, disait-elle en caressant son ventre, mais il n’a pas encore beaucoup de conversation. » Et c’était ça que Camille avait manqué, ce virage. Il avait continué de travailler comme avant, de rentrer tard, sans se rendre compte que leurs vies n’étaient plus aussi synchrones. Alors, cette fois, il était hors de question de rater son coup. En fin de journée, et après de longs moments d’hésitation, il s’était décidé à interroger Louis qui en connaissait un rayon sur les bonnes manières.

— Il me faut un restaurant bien, tu comprends. Quelque chose de très bien. C’est notre anniversaire de mariage.

— Je vous conseille « Chez Michel », assura Louis, c’est absolument parfait.

Camille allait s’enquérir des prix lorsque le clignotant de son amour-propre l’avertit de n’en rien faire.

— Il y a aussi « L’Assiette »… poursuivit Louis.

— Merci, Louis, « Chez Michel » sera très bien, j’en suis sûr. Merci.

8

Irène était si prête qu’on voyait qu’elle l’était depuis longtemps. Il réprima le réflexe de regarder sa montre :

— Ça va, l’interrompit Irène avec un sourire. Retard indiscutable mais acceptable.

Tandis qu’ils marchaient en direction de la voiture, Camille s’inquiéta de la démarche d’Irène. Le pas plus lourd, les pieds en canard, la cambrure du dos plus profonde et le ventre plus bas, tout en elle semblait plus fatigué. Il demanda :

— Ça va ?

Elle s’arrêta un instant, posa sa main sur son bras et répondit avec un sourire contenu :

— Ça va très bien, Camille.

Il n’aurait pas su dire pourquoi mais il y avait, dans la tonalité de sa réponse et dans son geste même, quelque chose d’agacé comme s’il avait déjà posé la question mais n’avait pas prêté attention à la réponse. Il se fit le reproche de ne jamais s’intéresser suffisamment à elle. Il en ressentit une sourde irritation. Il aimait cette femme mais il n’était peut-être pas un bon mari. Ils marchèrent ainsi quelques centaines de mètres, silencieux l’un et l’autre, ressentant ce silence comme un désaveu inexplicable. Les mots manquaient. En passant devant le cinéma, Camille attrapa fugitivement le nom d’une actrice, Gwendolyn Playne. En ouvrant la porte de la voiture, il se demanda ce que ce nom lui rappelait mais ne trouva pas.

Irène s’était installée en silence et Camille se demanda quel genre de nœud ils étaient parvenus à fabriquer. Irène devait, elle aussi, se poser la question mais elle se montra plus intelligente que lui. Au moment où il s’apprêtait à démarrer, elle prit sa main qu’elle posa sur sa cuisse, très haut, juste sous son ventre tendu et, le prenant brusquement par la nuque, elle l’attira à elle et l’embrassa longuement. Puis ils se regardèrent, surpris de sortir si vite de la mauvaise bulle de silence dans laquelle ils s’étaient enfournés.

— Je vous aime, dit Irène.

— Moi aussi, je vous aime, dit Camille en la détaillant.

Il passa lentement ses doigts sur son front, autour de ses yeux, sur ses lèvres.

— Je vous aime, moi aussi…

9

« Chez Michel ». Très bien, effectivement. Parisien en diable, des glaces partout, des serveurs en pantalon noir et veste blanche, un brouhaha de hall de gare et le muscadet presque glacé. Irène portait une robe imprimée à fleurs jaunes et rouges. Mais quoiqu’elle ait prévu large, la robe semblait avoir pris, sur la grossesse, un retard considérable et les boutons s’étaient mis à bâiller légèrement lorsqu’Irène s’était assise.

Il y avait beaucoup de monde, le bruit leur faisait une intimité parfaite. Ils parlèrent du film dont Irène avait dû abandonner le montage mais dont elle se tenait informée, de quelques amis, et Irène demanda à Camille des nouvelles de son père.

Lorsque Irène était venue pour la première fois, le père de Camille l’avait accueillie comme s’ils se connaissaient depuis toujours. A la fin du repas, il lui avait offert un cadeau, une œuvre de Basquiat. Son père avait de l’argent. Il avait pris sa retraite assez tôt et vendu son officine pour un prix élevé dont Camille ne connaîtrait sans doute jamais le montant mais qui lui permettait d’entretenir un appartement évidemment trop grand, une femme de ménage qui n’était pas vraiment nécessaire, d’acheter plus de livres qu’il n’en lisait, autant de musique qu’il pouvait en écouter et, depuis un an ou deux, de faire quelques voyages. Il avait un jour demandé à son fils l’autorisation de vendre des tableaux de sa mère que les galeristes reniflaient depuis la fermeture de l’atelier.

— C’est fait pour être vu, avait répondu Camille.

Il n’avait conservé lui-même que quelques toiles. Son père n’en avait conservé que deux. La première et la dernière.

— L’argent sera pour toi, avait assuré son père en parlant des toiles qu’il souhaitait vendre.

— Dépense-le, avait répondu Camille en espérant confusément que son père n’en ferait rien.

— Je l’ai eu au téléphone, dit Camille. Il va bien.

Irène dévorait. Camille dévorait Irène des yeux.

— Tu diras à Louis que c’était très bien, dit-elle, en repoussant légèrement son assiette.

— Je lui donnerai la note aussi.

— Radin.

— Je t’aime.

— J’espère bien.

Arrivés au dessert, Irène demanda :

— Alors, ton affaire…? J’ai entendu le juge, à la radio tout à l’heure… comment déjà ? Deschamps, c’est ça ?

— C’est ça. Elle disait quoi ?

— Pas grand-chose mais ça m’a semblé assez sordide.

Et comme Camille l’interrogeait du regard :

— Elle a parlé du meurtre de deux jeunes femmes, des prostituées, dans un appartement de Courbevoie. Elle n’est pas allée dans le détail mais ça m’a semblé assez terrible…