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— Tu travailles pour Santeny depuis quand ? demanda-t-il en esquissant d’un trait le galbe de son visage sur un bloc.

— Je travaille pas pour lui !

— Bien, disons depuis deux ans. Tu travailles pour lui et il t’approvisionne, c’est ça ?

— Non.

— Et toi, tu crois qu’il y a un peu d’amour dans tout ça ? C’est ce que tu penses ?

Elle le fixa. Il lui sourit puis se concentra de nouveau sur son dessin. Il y eut un long silence. Camille se rappela une phrase que disait sa mère : « C’est toujours le cœur de l’artiste qui bat dans le corps du modèle. »

Sur le carnet, une autre Alice émergea bientôt en quelques coups de crayon, plus jeune encore que celle-ci, aussi douloureuse mais sans ecchymose. Camille leva les yeux vers elle et sembla prendre une décision. Alice le regarda tirer une chaise près d’elle et sauter dessus comme un enfant, les pieds ballant à trente centimètres du sol.

— Je peux fumer ? demanda Alice.

— Santeny s’est mis dans un beau merdier, dit Camille comme s’il n’avait rien entendu. Tout le monde le cherche. Tu es bien placée pour le savoir, ajouta-t-il en désignant ses ecchymoses. Sont pas commodes, hein ? Il vaudrait mieux qu’on le trouve en premier, tu ne crois pas ?

Alice semblait hypnotisée par les pieds de Camille qui se balançaient comme un pendule.

— Il n’a pas assez de relations pour s’en tirer. Je lui donne deux jours, dans le meilleur des cas. Mais toi non plus, tu n’as pas assez de relations, ils vont te retrouver… Où est Santeny ?

Petit air buté, comme ces enfants qui savent qu’ils font une bêtise et qui la font quand même.

— Bon, eh bien, je vais te relâcher, dit Camille comme s’il se parlait à lui-même. La prochaine fois que je te verrai, j’espère que ça ne sera pas au fond d’une poubelle.

C’est à ce moment qu’Armand décida d’entrer.

— On vient de retrouver Marco. Vous aviez raison, il est dans un sale état.

Camille, faussement surpris, regarda Armand.

— Où ça ?

— Chez lui.

Camille regarda son collègue d’un air navré : Armand restait économe jusque dans son imaginaire.

— Bon. Alors on peut libérer la petite, conclut-il en sautant de sa chaise.

Un petit vent de panique, puis :

— Il est à Rambouillet, lâcha Alice dans un souffle.

— Ah, fit Camille d’une voix neutre.

— Boulevard Delagrange. Au 18.

— Au 18, répéta Camille, comme si le fait de dire ce simple numéro le dispensait de remercier la jeune femme.

Alice, sans autorisation, sortit de sa poche un paquet de cigarettes froissé et en alluma une.

— C’est mauvais de fumer, dit Camille.

3

Camille faisait signe à Armand d’envoyer rapidement une équipe sur place lorsque le téléphone sonna.

À l’autre bout de la ligne, Louis semblait essoufflé. Voix courte.

— On est saisis à Courbevoie…

— Raconte… demanda laconiquement Camille en saisissant un stylo.

— C’est un coup de fil anonyme qui nous a prévenus ce matin. Je suis sur place. C’est… comment dire…

— Essaie toujours, on verra bien, coupa Camille, un peu agacé.

— Une horreur, lâcha Louis. Sa voix était altérée. Un carnage. Pas du genre habituel, si vous voyez ce que je veux dire…

— Pas très bien, Louis, pas très bien…

— Ça ne ressemble à rien que je connaisse…

Sa ligne étant occupée, Camille fit le déplacement jusqu’au bureau du commissaire Le Guen. Il frappa un petit coup sur la porte et n’attendit pas la réponse. Il avait ses entrées.

Le Guen était un grand gaillard qui, faisant régime sur régime depuis vingt ans sans jamais perdre un gramme, avait acquis par là un fatalisme vaguement épuisé qui se lisait sur son visage et sur toute sa personne. Camille lui avait vu, au fil des années, adopter peu à peu l’attitude d’une sorte de roi déchu, prenant des airs accablés et posant sur le monde un regard généralement maussade. Dès les premiers mots, Le Guen interrompit Camille par principe en lui disant que, dans tous les cas, « il n’avait pas le temps ». Mais au vu des premiers éléments que Camille lui livra, il décida tout de même de faire le déplacement.

4

Au téléphone, Louis avait dit : « Ça ne ressemble à rien que je connaisse… » et Camille n’aimait pas ça, son adjoint n’étant pas du genre catastrophiste. Il était même parfois d’un optimisme agaçant et Camille n’attendait rien de bon de ce déplacement imprévu. Tandis que défilaient les boulevards périphériques, Camille Verhœven ne put s’empêcher de sourire en pensant à Louis. Louis était blond, avec une raie sur le côté et cette mèche un peu rebelle qu’on remonte d’un mouvement de tête ou d’une main négligente mais experte et qui appartient génétiquement aux enfants des classes privilégiées. Au fil du temps, Camille avait appris à distinguer les différents messages que véhiculait la remontée de la mèche, véritable baromètre des affects de Louis. Dans sa version « main droite », la remontée de la mèche couvrait la gamme allant de « Soyons correct » à « Ça ne se fait pas ». Dans la version « main gauche », elle signait l’embarras, la gêne, la timidité, la confusion. Quand on regardait bien Louis, il n’était pas du tout difficile de l’imaginer en premier communiant. Il en avait encore toute la jeunesse, toute la grâce, toute la fragilité. En un mot, physiquement, Louis était quelqu’un d’élégant, de mince, de délicat, de profondément agaçant.

Mais surtout, Louis était riche. Avec tout l’attirail des vrais riches : une certaine manière de se tenir, une certaine manière de parler, d’articuler, de choisir ses mots, bref avec tout ce qui sort du moule de l’étagère du haut étiquetée « Gosse-de-riche ». Louis avait d’abord fait des études brillantes (un peu de droit, d’économie, de l’histoire de l’art, de l’esthétique, de la psychologie), se laissant porter au gré de ses envies, toujours brillant, cultivant le travail universitaire comme un art d’agrément. Et puis quelque chose s’était passé. A ce qu’en avait compris Camille, ça tenait de la nuit de Descartes et de la muflée historique, un mélange d’intuition raisonnable et de whisky pur malt. Louis s’était vu continuer sa vie ainsi, dans son superbe six pièces du IXe arrondissement, avec les tonnes de livres d’art sur les étagères, la vaisselle signée dans les commodes en marqueterie, les loyers des appartements qui tombaient avec encore plus de sécurité qu’un salaire de haut fonctionnaire, les séjours à Vichy chez maman, des habitudes dans tous les restaurants du quartier, et par-dessus tout ça une contradiction interne aussi étrange que soudaine, un vrai doute existentiel que n’importe qui, sauf Louis, aurait résumé en une phrase : « Mais qu’est-ce que je fous ici ? »

Selon Camille, trente ans plus tôt, Louis serait devenu un révolutionnaire d’extrême gauche. Mais à cette heure-là l’idéologie ne constituait déjà plus une alternative. Louis haïssait la religiosité et donc le bénévolat et la charité. Il chercha ce qu’il pourrait faire, un lieu de misère. Et tout à coup tout lui sembla clair : il entrerait dans la police. Dans la police criminelle. Louis ne doutait jamais de rien — cette qualité ne figurait pas dans son héritage familial — et il avait assez de talent pour que la réalité ne le démente pas trop souvent. Il passa des concours, il entra dans la police. Sa décision tenait à la fois de l’envie de servir (pas de Servir, non, simplement de servir à quelque chose), de la crainte d’une vie qui allait vite tourner à la monomanie, et peut-être du règlement de la dette imaginaire qu’il pensait avoir contractée vis-à-vis de la classe populaire pour n’être pas né dans ses rangs. Sitôt ses examens passés, Louis s’était trouvé plongé dans un univers bien éloigné de ce qu’il avait imaginé : rien de la propreté anglaise d’Agatha Christie, de la réflexion méthodique de Conan Doyle, mais des bouges crapoteux avec des filles rouées de coups, des dealers vidés de leur sang dans les poubelles de Barbès, des coups de couteau entre camés, des chiottes puantes où on retrouvait ceux qui avaient échappé au cran d’arrêt, des pédés qui vendaient leur micheton pour une ligne et des michetons qui tarifaient la pipe à cinq euros après 2 heures du matin. Au début, ç’avait été pour Camille un vrai spectacle que de voir Louis, avec sa frange blonde, le regard affolé mais l’esprit clair, vocabulaire vissé jusqu’au col, faisant des rapports, des rapports et encore des rapports, Louis qui continuait, flegmatique, à recueillir des dépositions spontanées dans des cages d’escalier pisseuses et hurlantes, près du cadavre d’un mac de 13 ans lardé à coups de machette sous le regard de sa mère, Louis qui rentrait à 2 heures du matin dans son 150 m2 de la rue Notre-Dame-de-Lorette et s’écroulait tout habillé sur son canapé en velours, sous une eau-forte de Pavel, entre sa bibliothèque signée et la collection d’améthystes de son défunt père.