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— Plutôt, oui.

— Elle a annoncé que cette affaire était reliée à une autre, plus ancienne. Tremblay-en-France. C’était toi ?

— Non, celle-là, ça n’était pas moi. Mais maintenant, ça l’est.

Il n’avait pas tout à fait le cœur à discuter de ça. Il était partagé. On ne discute pas de jeunes mortes avec sa femme enceinte un soir d’anniversaire de mariage. Mais peut-être Irène s’était-elle aperçue que ces jeunes mortes occupaient sans cesse son esprit, et que, lorsqu’elles parvenaient à en sortir, quelqu’un ou quelque chose les y faisait revenir. Camille expliqua superficiellement les circonstances, slalomant maladroitement entre les mots qu’il ne voulait pas prononcer, les détails qu’il ne voulait pas évoquer, les images dont il ne voulait pas parler et son discours était hérissé de silences embarrassés, d’hésitations syntaxiques et de regards circulaires dans la salle du restaurant comme s’il espérait y puiser les mots qui lui manquaient. Moyennant quoi, après avoir commencé avec une belle prudence pédagogique, tout se mit à lui manquer en même temps, les phrases, puis les mots et il leva les mains dans un geste d’impuissance. Irène comprit que ce qu’il ne pouvait expliquer était proprement inexplicable.

— Ce type est un dingue… conclut-elle sur la base de ce qu’elle en avait compris.

Camille expliqua qu’une histoire comme celle-ci n’arrivait pas à un policier sur cent au cours de sa carrière et que pas un policier sur mille n’aurait aimé être à sa place. Comme la plupart des gens elle se faisait de son métier une idée qui semblait à Camille directement inspirée des romans policiers qu’elle avait lus. Comme il lui en faisait la remarque, Irène dit :

— Tu m’as déjà vue lire un roman policier ? C’est un genre que je déteste.

— Tu en as déjà lu…!

— Les Dix Petits Nègres… Je partais pour un séjour dans le Wyoming et mon père pensait que c’était la meilleure manière de me préparer à la mentalité américaine. Il n’a jamais été très fort en géographie.

— Finalement, dit Camille, c’est un peu pareil pour moi, j’en lis peu.

— Moi, je préfère le cinéma… dit-elle avec un sourire de chat.

— Je sais, répondit-il avec un sourire philosophe.

Le reproche sentait la grosse ficelle du couple qui se connaît trop. Camille traçait les contours d’un arbre sur la nappe du bout de son couteau. Puis il la regarda et sortit de sa poche un petit paquet carré.

— Bon anniversaire…

Irène devait se dire que ce mari, vraiment, était totalement dépourvu d’imagination. Il lui avait offert un bijou le jour de leur mariage, un autre lors de l’annonce de sa grossesse. Et maintenant, à peine quelques mois plus tard, il renouvelait sa performance. Elle ne s’en offusquait pas. Elle avait une claire conscience de ses privilèges au regard des femmes qui ne reçoivent de leurs maris que les hommages de fin de semaine. Elle avait plus d’imagination. Elle sortit un cadeau grand format que Camille l’avait vue poser sous sa chaise lorsqu’ils s’étaient installés.

— Bon anniversaire, à toi aussi…

Camille se souvenait de tous les cadeaux d’Irène, tous différents et il eut un peu honte. Il défit le papier sous le regard intrigué des tables avoisinantes et en sortit un livre : Le Mystère Caravage. Sur la couverture, un détail du Tricheur montrait quatre mains dont l’une était gantée de blanc, une autre tenant des cartes à jouer. Camille connaissait ce tableau et recomposa mentalement l’ensemble : la femme au chapeau rouge glissant un œil de côté vers la servante, les pièces de monnaie posées sur la table… C’était bien dans les idées d’Irène d’offrir à son policier de mari les œuvres d’un peintre assassin.

— Tu aimes ?

— Beaucoup…

Sa mère aussi aimait le Caravage. Il se souvenait de ses commentaires à propos du Goliath tenant la tête de David. En feuilletant le livre, c’est exactement sur ce tableau qu’il tomba. Son regard se fixa sur la figure de Goliath. Décidément, journée chargée en têtes coupées.

— On jurerait le combat du Bien contre le Mal, disait sa mère. Vois David, ses yeux fous, et chez Goliath, le calme de la douleur. Où est le Bien, où est le Mal ? En voilà une grande question…

Ils se promenèrent un peu en sortant du restaurant, gagnèrent les grands boulevards en se tenant par la main. Dehors ou en public, Camille n’avait jamais pu prendre Irène autrement que par la main. Il aurait aimé, lui aussi, la prendre par les épaules ou par la taille, non pour faire comme les autres mais parce que ce signe de propriété lui manquait. Au fil du temps, ce regret s’était estompé. La prendre simplement par la main signait un mode de possession plus discret qui maintenant lui convenait bien. Insensiblement, Irène ralentit le pas.

— Fatiguée ?

— Pas mal, oui, souffla-t-elle en souriant.

Et elle passa sa main sur son ventre, comme si elle lissait un pli imaginaire.

— Je vais aller chercher la voiture, proposa Camille.

— Non, ce n’est pas la peine.

Ce fut tout de même nécessaire.

Il était tard. Les boulevards étaient encore pleins de monde. Il fut convenu qu’Irène l’attendrait à la terrasse d’un café tandis qu’il irait chercher la voiture.

Arrivé à l’angle du boulevard, Camille se retourna pour la regarder. Son visage aussi avait changé et son cœur se serra brusquement parce qu’il lui semblait qu’une distance infranchissable les séparait. Les mains sur le ventre et malgré son regard curieux posé ici et là sur les passants du soir, Irène vivait dans son monde, dans son ventre et Camille se sentit exclu. Son inquiétude se calma néanmoins parce qu’il savait que cette distance entre elle et lui n’était pas une question d’amour, qu’elle ne tenait qu’à un mot. Irène était une femme et lui un homme. L’infranchissable était là, mais, somme toute, ni plus ni moins qu’hier. C’était même grâce à cette distance qu’ils s’étaient rencontrés. Il sourit.

Il en était là de ses pensées lorsqu’il la perdit de vue. Un jeune homme s’était interposé entre eux pour attendre, comme lui, le passage au feu vert sur le bord du trottoir. « C’est fou ce que les jeunes sont grands aujourd’hui », se dit-il en constatant que son regard n’était qu’à la hauteur de son coude. Tout le monde grandissait, avait-il lu récemment. Même les Japonais. Mais en arrivant de l’autre côté du boulevard, tandis qu’il plongeait sa main dans sa poche pour y repêcher ses clés de voiture, son esprit lui offrit brusquement le chaînon manquant après lequel il avait couru une partie de la soirée. Le nom de l’actrice de cinéma sur lequel il s’était tout à l’heure arrêté prenait enfin tout son sens : Gwendolyn Payne le conduisait au héros Gwynplaine, de L’Homme qui rit et à cette citation qu’il avait crue oubliée : « Les grands sont ce qu’ils veulent. Les petits sont ce qu’ils peuvent. »

10

— Au couteau, on travaille sur l’épaisseur de la matière. Regarde…

Ce n’est pas souvent que maman prend le temps de dispenser des conseils. L’atelier sent la térébenthine. Maman travaille sur les rouges. Elle en applique des quantités incroyables. Des rouges sang, des carmins, et des rouges profonds comme la nuit. Le couteau ploie sous la pression, dépose de larges couches qu’elle étale ensuite par petits coups. Maman aime les rouges. J’ai une maman qui aime les rouges. Elle me fixe avec gentillesse. « Tu aimes aussi les rouges, n’est-ce pas, Camille… » Instinctivement, Camille se recule, saisi par la peur.