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Camille s’est subitement réveillé un peu après 4 heures du matin. Il s’est penché sur le corps engourdi d’Irène. Il a cessé un instant de respirer pour écouter son souffle lent, régulier, son léger ronflement de femme alourdie. Il a posé délicatement sa main sur son ventre. C’est seulement au contact de son épiderme chaud, de la tension lisse de son ventre qu’il a peu à peu repris sa respiration. Encore étourdi de son brusque réveil, il regarde autour de lui la nuit, leur chambre, la fenêtre où perce la lumière diffuse des réverbères. Il tente de calmer les battements de son cœur. « Ça ne va pas du tout… » se dit-il en constatant que des gouttes de sueur glissent de son front sur ses sourcils et commencent à brouiller sa vue.

Il se lève avec précaution, se masse longuement le visage à l’eau froide.

Ordinairement, Camille rêve peu. « Mon inconscient me fout la paix », a-t-il coutume de dire.

Il va se servir un verre de lait glacé et s’installe dans le canapé. Tout en lui est fatigué, jambes lourdes, dos et nuque raides. Pour se détendre, il dodeline lentement de la tête, de bas en haut d’abord puis de droite à gauche. Il tente de chasser l’image des deux filles coupées en morceaux dans le loft de Courbevoie. Son esprit tourne autour d’une peur.

« Qu’est-ce qui me prend ? se demande-t-il. Ressaisis-toi. » Mais son esprit reste confus. « Respire. Fais le compte de toutes les horreurs de ta vie, de toutes les images de corps mutilés qui ont jalonné ta vie, ceux-là ne sont que plus horribles mais ils ne sont ni les premiers ni les derniers. Tu fais ton travail, simplement. Un travail, Camille, pas une mission. Obligation de moyens. Fais de ton mieux, retrouve ces types, ce type, mais n’y engouffre pas ta vie. »

Mais de son rêve remonte soudain jusqu’à lui l’image de la fin. Sa mère a peint sur le mur un visage de jeune fille, celui exactement de la jeune morte de Courbevoie. Et ce visage éteint s’anime, semble se dérouler, s’ouvrir comme une fleur. Une fleur rouge sombre avec beaucoup de pétales, comme un chrysanthème. Ou une pivoine.

Alors, Camille s’arrête net. Il est debout au milieu du salon. Et il sait que quelque chose, sur quoi il ne peut encore mettre de mot, est en train de se passer en lui. Il reste immobile. Il attend, les muscles de nouveau tendus, la respiration précautionneuse. Il ne veut rien casser. Un fil, très ténu, est là, tendu en lui, si fragile… Sans un geste, les yeux fermés, Camille sonde cette image de la tête de la fille clouée au mur. Mais le cœur du rêve, ce n’est pas elle, c’est cette fleur… Il y a autre chose et Camille sent monter en lui cette certitude. Il ne bouge plus, ses pensées avancent par vagues et refluent loin de lui.

À chaque mouvement, la certitude s’approche.

— Merde…!

Cette fille est une fleur. Quelle fleur, bordel, quelle fleur ? Camille est tout à fait éveillé, maintenant. Son cerveau semble fonctionner à la vitesse de la lumière. Avec beaucoup de pétales, comme un chrysanthème. Ou une pivoine.

Et, d’un coup, le flux apporte le mot, évident, lumineux, proprement incroyable. Et Camille comprend son erreur. Ce n’est pas de Courbevoie que son rêve parle mais du crime de Tremblay.

— Impossible… se dit Camille sans y croire.

Il se précipite dans son bureau et extirpe, en jurant contre sa maladresse, les photos du crime de Tremblay-en-France. Les voilà toutes, il les feuillette rapidement, cherche ses lunettes, ne les trouve pas. Alors il prend chaque photo, une à une, la lève, l’approche vers la lumière bleue de la fenêtre. Il avance lentement vers la photo qu’il cherche et enfin la trouve. Le visage de cette fille, agrandi au rasoir d’une oreille à l’autre. Il feuillette de nouveau le dossier, retrouve celle du corps coupé en deux…

— J’y crois pas… se dit Camille en regardant vers le salon.

Il sort de son bureau et se plante devant la bibliothèque. Tandis qu’il débarrasse le tabouret des livres et des journaux qui s’y sont entassés au cours des dernières semaines, son esprit déroule les maillons de la chaîne : Gwynplaine, L Homme qui rit. Une tête de femme avec un grand sourire au rasoir, la femme qui rit.

Quant à la fleur, une pivoine, tu parles…

Camille est monté sur l’escabeau. Ses doigts courent sur la tranche des livres. Il y a là quelques Simenon, quelques auteurs anglais, des américains, ici Horace McCoy, juste après James Hadley Chase, La Chair de l’orchidée

— Une orchidée… Sûrement pas, achève-t-il en prenant un volume par le haut et en le faisant basculer vers lui. Un dahlia.

« Et pas rouge du tout. »

Il s’installe sur le canapé et regarde un instant le livre qu’il tient dans ses mains. Sur la couverture le visage dessiné d’une jeune femme aux cheveux noirs, un portrait des années 50, semble-t-il, peut-être à cause de la coiffure. Machinalement, il regarde le copyright :

1987.

Sur la page de garde, quatrième de couverture, il lit :

Le 15 juin 1947, dans un terrain vague de Los Angeles, est découvert le corps nu et mutilé, sectionné en deux au niveau de la taille, d’une jeune fille de 22 ans : Betty Short, surnommée « le Dahlia noir »…

Il se souvient assez bien de l’histoire. Son regard glisse sur les pages, attrapant ici et là des bribes de texte et il s’arrête brusquement sur la page 99 :

C’était une jeune fille dont le corps nu et mutilé avait été sectionné en deux au niveau de la taille. Sur la cuisse gauche, on avait découpé une large portion de chair et de la taille tranchée au sommet de la toison pubienne courait une entaille longue et ouverte. Les seins étaient parsemés de brûlures de cigarettes, celui de droite pendait sectionné, rattaché au torse par quelques lambeaux de peau ; celui de gauche était lacéré autour du téton. Les coupures s’enfonçaient jusqu’à l’os mais le plus atroce de tout, c’était le visage de la fille.

— Qu’est-ce que tu fais, tu ne dors pas ?

Camille lève les yeux. Irène est debout près de la porte, en chemise de nuit.

Il repose son livre, s’approche d’elle, pose sa main sur son ventre.

— Va dormir, j’arrive. J’arrive tout de suite.

Irène ressemble à une enfant réveillée par un cauchemar.

— Je viens tout de suite, ajoute Camille. Allez, va vite.

Il a regardé Irène rentrer dans la chambre, dodelinante de sommeil. Sur le canapé, le livre est retourné sur la page qu’il vient d’abandonner. « Une idée à la con », se dit-il. Mais il retourne tout de même s’asseoir et reprend le livre.

Il retourne le livre, cherche un peu et lit de nouveau : C’était un énorme hématome violacé, le nez écrasé enfoncé profondément dans la cavité faciale la bouche ouverte d’une oreille à l’autre en une plaie de sourire qui vous grimaçait à la figure comme si elle voulait en quelque sorte tourner en dérision toutes les brutalités infligées au corps. Je sus que ce sourire me suivrait toujours et que je l’emporterais dans la tombe.

« Nom de Dieu… »

Camille feuillette le livre un instant puis le repose. En fermant les yeux, il revoit la photo de la jeune Manuela Constanza, les traces de corde sur ses chevilles…

Il reprend sa lecture.

… sa chevelure d’un noir de jais ne portait pas trace de sang comme si l’assassin lui avait fait un shampoing avant de la balancer là.