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Il repose le livre. Envie de retourner dans le bureau, revoir les photos. Mais non. Un rêve… Des conneries.

Mercredi 9 avril 2003

1

— Enfin, Camille, tu crois à ces conneries ?

9 heures. Bureau du commissaire Le Guen.

Camille détailla un instant les lourdes bajoues fatiguées de son patron en se demandant ce qu’il pouvait y avoir dedans pour peser si lourd.

— Moi, dit-il, ce qui m’étonne, c’est que personne n’y ait pensé. Tu ne peux pas nier que c’est troublant.

Le Guen écoutait Camille en poursuivant sa lecture. Il sautait de signet en signet.

Puis il retira ses lunettes et les posa devant lui. Camille, lorsqu’il était dans ce bureau, restait toujours debout. Il avait tenté une fois de s’asseoir dans un des fauteuils qui faisaient face à Le Guen mais s’était senti comme au fond d’un puits tapissé d’oreillers et avait dû battre des pieds comme un damné pour s’en extirper.

Le Guen retourna le livre, regarda la couverture et fit une moue dubitative.

— … connais pas.

— Tu ne m’en voudras pas de te dire que c’est un classique.

— C’est possible…

— Je vois, fit Camille.

— Écoute, Camille, je trouve qu’on a suffisamment d’emmerdements comme ça. Évidemment, ce que tu me montres là est… comment dire… troublant, si tu veux… mais qu’est-ce que ça voudrait dire ?

— Ça veut dire que le type a recopié le livre. Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien. Simplement ça correspond. J’ai relu les rapports. Tout ce qui n’avait aucun sens au moment de l’enquête trouve sa raison d’être là-dedans. Le corps de la victime, sectionné en deux au niveau de la taille. Je te fais grâce des brûlures de cigarettes, de cordes sur les chevilles absolument identiques. Personne n’a jamais compris pourquoi le meurtrier avait lavé les cheveux de sa victime. Mais maintenant, ça a du sens. Relis le rapport d’autopsie. Personne n’a pu expliquer pourquoi il manquait les intestins, le foie, l’estomac, la vésicule biliaire… Et moi je te dis : il l’a fait parce que c’est dans le bouquin. Personne n’a jamais su dire pourquoi on avait trouvé des marques… (Camille chercha l’expression exacte) « des marques bénignes », sur le corps, coups de fouet sans doute. C’est une addition, Jean, personne ne sait à quoi ça correspond (Camille désigna le livre sur lequel Le Guen avait planté un coude) mais c’est une addition. Les cheveux lavés, plus les viscères disparus, plus les brûlures sur le corps, plus les marques de fouet égalent… le bouquin. Tout y est, noir sur blanc, précis, exact…

Le Guen avait parfois une drôle de manière de regarder Camille. Il aimait son intelligence même quand elle déraillait.

— Tu te vois proposer ça au juge Deschamps ?

— Moi, non. Mais toi…?

Le Guen regarda Camille d’un air accablé.

— Mon pauvre vieux…

Le Guen se pencha vers sa serviette, posée au pied de son bureau :

— Après ça ? demanda-t-il en lui tendant le journal du jour.

Camille sortit ses lunettes de la poche extérieure de sa veste mais il n’en avait pas eu besoin pour apercevoir sa photo et attraper le titre de l’article. Il s’installa néanmoins. Son cœur s’était mis à battre nettement plus vite, ses mains étaient devenues moites.

2

Le Matin.

Dernière de couverture.

La photo : Camille vu de haut. Il regarde en l’air, peu commode.

Le cliché a sans doute été pris lorsqu’il s’est adressé à la presse. L’image a été retravaillée. On dirait que le visage de Camille est plus large que dans la réalité, le regard plus dur.

Sous le bandeau « Le portrait », un titre : « Un flic dans la cour des grands ».

Le terrible carnage de Courbevoie, dont notre journal s’est fait l’écho, vient de prendre, s’il en était besoin, une dimension supplémentaire. Selon le juge Deschamps, chargée de l’affaire, un indice indiscutable, une fausse empreinte parfaitement lisible, réalisée avec un tampon caoutchouté, relie clairement cette affaire à une autre, non moins sinistre, remontant au 21 novembre 2001 : ce jour où était découvert, dans une décharge de Tremblay-en-France, le corps d’abord torturé puis littéralement coupé en deux d’une jeune femme dont le meurtrier n’a jamais été retrouvé.

Pour le commandant Verhœven, les affaires reprennent. Placé à la tête de cette double enquête à caractère exceptionnel, il va pouvoir de nouveau peaufiner son personnage de policier hors normes. Normal. Quand on a une réputation à tenir, toutes les occasions sont bonnes à saisir.

Faisant sien l’adage selon lequel moins on en dit, plus on donne l’impression d’en savoir, Camille Verhœven en rajoute volontiers dans le laconisme et le mystère. Au risque de laisser la presse et les médias sur leur faim. Mais, de cela, Camille Verhœven se soucie peu. Non, ce qu’il revendique, c’est d’être un flic de premier ordre. Un flic qui n’explique pas les affaires, mais les résout. Un homme d’action et de résultat.

Camille Verhœven a des principes et des maîtres. Inutile pourtant de chercher ces derniers parmi les anciens du Quai des Orfèvres. Non. Voilà qui serait trop commun pour un homme qui s’estime aussi peu ordinaire. A tout prendre, ses modèles seraient plutôt les Sherlock Holmes, Maigret, et autres Sam Spade. Ou Rouletabille, plutôt. Il cultive avec ferveur le flair de l’un, la patience de l’autre, le côté désabusé du troisième et tout ce qu’on veut du dernier. Sa discrétion fait fureur mais ceux qui l’approchent de près devinent aisément à quel point il aspire à devenir un mythe.

Son ambition est sans doute démesurée mais elle s’appuie néanmoins sur une certitude : Camille Verhœven est un excellent professionnel. Et un policier au parcours atypique.

Fils du peintre Maud Verhœven, Camille a, lui aussi, autrefois, tâté de la gouache. Son père, pharmacien aujourd’hui retraité, dit sobrement : « Ça n’était pas maladroit… » Ce qui reste de cette vocation précoce (quelques paysages vaguement japonisants, des portraits appliqués et assez laborieux) est encore rangé dans un carton que son père conserve avec dévotion. Lucidité sur ses capacités ou difficulté de se faire un prénom : Camille juge tout de même préférable d’opter pour la faculté de droit.

A cette époque, son père l’espère médecin mais le jeune Camille ne semble décidément pas pressé de plaire à ses parents. Ni peintre ni médecin, il préfère le DEA de droit qu’il obtient avec mention « très bien ». Nul doute, le sujet est brillant : il pourrait opter pour la carrière universitaire, le barreau, il a le choix. Mais c’est l’École de la police nationale qu’il veut. La famille s’interroge :

« C’était un choix curieux, dit son père pensivement. Camille est un garçon très curieux… »

Curieux, en effet, ce jeune Camille qui échappe à toutes les prévisions et réussit contre toutes les règles. C’est qu’il aime être là où personne ne l’attend. On imagine que le jury d’admission, anticipant sur les conséquences de son handicap, se fait tirer l’oreille pour accepter au concours d’entrée dans la police un homme d’1,45 m, contraint d’utiliser une voiture spécialement équipée et trop dépendant de son environnement dans nombre de gestes de la vie quotidienne. Qu’à cela ne tienne, Camille, qui sait ce qu’il veut, s’impose à la première place au concours d’entrée. Puis, pour faire bonne mesure, sort major de sa promotion. La carrière s’annonce brillante. Déjà soucieux de sa réputation, Camille Verhœven ne veut aucun passe-droit et n’hésite pas à demander des postes difficiles, en banlieue parisienne, avec la certitude qu’ils le conduiront tôt ou tard vers le port auquel il se destine : la Brigade criminelle.