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Il se trouve que son ami, le commissaire Le Guen, avec lequel il a travaillé quelques années plus tôt, y exerce des responsabilités. Après quelques années à faire ses classes dans les banlieues mouvementées où il laisse un souvenir agréable mais peu marquant, voilà enfin notre héros à la direction du deuxième groupe de ladite Brigade où il va, enfin, donner la mesure de son talent. On dit « héros » parce que le mot se murmure déjà ici et là. Qui l’aura lancé ? On ne sait. Camille Verhœven toutefois ne le dément pas. Il entretient son profil de policier studieux et appliqué mais résout quelques affaires passablement médiatiques. Il parle peu et fait mine de laisser son talent s’exprimer à sa place.

Si Camille Verhœven tient le monde à bonne distance, il ne déteste pas se croire incontournable et cultive le mystère avec une sobre délectation. À la Brigade criminelle comme ailleurs, on ne sait de lui que ce qu’il veut bien en dire. Derrière le masque de la modestie se cache un homme habile : ce solitaire cultive en fait la retenue avec ostentation et affiche volontiers sa discrétion sur les plateaux télévisés.

Il est aujourd’hui en charge d’une vilaine et bien étrange affaire dont il dit lui-même qu’elle est « particulièrement sauvage ». On n’en saura pas plus. Mais le mot est lâché, mot puissant, mot court, efficace, tout à l’image du héros. Il a suffi d’un mot pour faire comprendre qu’il ne s’occupe pas d’affaires de routine mais des grandes affaires criminelles. Le commandant Verhœven, qui sait ce que parler veut dire, pratique la litote avec un art consommé et fait mine de découvrir avec stupeur les bombes à retardement médiatiques qu’il a laissées distraitement tomber sur le chemin. Dans un mois il sera papa mais ce n’est pas sa seule manière de travailler pour la postérité : il est déjà ce qu’on appelle, dans tous les jargons, un « grand professionnel », de ceux qui fabriquent leur propre mythologie avec une infinie patience.

3

Camille replia le journal avec précaution. Le Guen n’aima pas le calme soudain de son ami.

— Camille, tu laisses pisser, tu m’entends ?

Et devant le mutisme de Camille :

— Tu le connais ce type ?

— Il m’a contacté hier, oui, lâcha Camille. Je ne le connais pas particulièrement mais lui, en revanche, il semble me connaître assez bien…

— Il a surtout l’air de ne pas t’aimer beaucoup.

— Ça, je m’en fous. Non, moi, ce qui m’embête, c’est l’effet boule de neige. Les autres journaux vont prendre le relais, et…

— Et déjà que le juge n’a pas dû apprécier la couverture télé d’hier soir… Cette affaire vient à peine de commencer et tu as déjà toute la presse, tu comprends ? Je sais, tu n’y es pour rien… mais cet article, en plus…

Le Guen avait repris le journal et le tenait à bout de bras comme une icône. Ou comme une merde.

— Une belle page entière, avec ça ! Avec ta photo et tout le bordel…

Camille regarda Le Guen.

— Il n’y a plus qu’une solution, Camille, tu le sais comme moi : faire vite. Très vite. Le recoupement avec l’affaire de Tremblay devrait t’aider et…

— Tu l’as suivie, l’affaire de Tremblay ?

Le Guen se gratta une bajoue.

— Oui, je sais, ça n’est pas un truc facile.

— Pas facile, c’est un euphémisme. On n’a rien. Exactement rien. Ou le peu qu’on a rend le dossier encore plus complexe. On sait qu’on a affaire au même type, s’il est seul, ce qui n’est pas totalement certain. À Courbevoie, il les viole sous toutes les coutures. À Tremblay, aucune trace de viol, tu vois le rapprochement, toi ? Dans le premier cas, il découpe les filles au couteau de boucher et à la perceuse électrique, dans le second il se donne la peine de laver les viscères, du moins ceux qu’il laisse sur place. Tu m’interromps quand tu vois le rapprochement, d’accord ? À Courbevoie…

— D’accord, concéda Le Guen. Le rapprochement des deux affaires n’est peut-être pas d’une aide directe.

— Peut-être pas, en effet.

— Ça ne veut pas dire pour autant que ton histoire de bouquin (Le Guen retourna à la couverture du livre dont, décidément, il ne parvenait pas à mémoriser le titre), ton « Dahlia noir »…

— C’est sans doute que tu as une meilleure hypothèse, coupa Camille. Tu vas m’expliquer ça, ajouta-t-il en fouillant dans la poche intérieure de sa veste, ça doit être puissant, si ça ne t’ennuie pas, je vais prendre des notes…

— Arrête tes conneries, Camille, dit Le Guen.

Les deux hommes gardèrent un instant le silence, Le Guen observant la couverture du livre, Camille scrutant le front plissé de son vieux copain.

Le Guen avait beaucoup de défauts, c’était même l’avis unanime de toutes ses ex-femmes, mais la bêtise n’était pas son fort. Il avait même été, autrefois, un flic de la classe des meilleurs, d’une intelligence exceptionnelle. Un de ces fonctionnaires que, selon le principe de Peter, l’administration avait fait monter dans la hiérarchie jusqu’à son point d’incompétence. Camille et lui étaient de très vieux amis. Camille souffrait de voir son ancien camarade placé à un rôle de responsable dans lequel son talent s’étiolait. Le Guen, lui, résistait à la tentation de regretter le temps d’avant, le temps où son métier le passionnait au point de lui avoir coûté trois mariages. Il était devenu une sorte de champion de la pension alimentaire. Camille avait attribué à un réflexe d’autodéfense les innombrables kilos amassés ces dernières années. Pour lui, Le Guen se mettait ainsi à l’abri de tout nouveau mariage et se contentait de gérer les anciens, c’est-à-dire de voir son salaire s’engouffrer dans les failles de son existence.

Leur protocole relationnel était bien établi. Le Guen, fidèle, d’une certaine manière, à la position qu’il occupait dans la hiérarchie, résistait jusqu’à ce que les arguments de Camille emportent sa conviction. Il passait alors, à l’instant même, du rôle de challenger à celui de complice. Il était capable d’à peu près tout, dans l’une comme dans l’autre position.

Cette fois, il hésitait. Ce qui n’était pas, pour Camille, une bonne nouvelle.

— Écoute, dit enfin Le Guen en le regardant bien en face, je n’ai pas de meilleure hypothèse. Mais ça ne donne pas plus de poids à la tienne. Quoi ? Tu as trouvé un bouquin qui raconte un crime similaire ? Depuis l’aube des temps que les hommes tuent des femmes, ils ont à peu près épuisé tous les cas de figure. Ils les violent, ils les découpent en morceaux, je te défie de trouver un type qui n’en a pas eu envie. Moi-même, sans parler de moi… tu vois, quoi. Alors, forcément, au bout d’un moment, tout ça se ressemble. Pas la peine d’aller chercher dans ta bibliothèque, Camille, le spectacle du monde, tu l’as sous les yeux.