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Puis, regardant Camille d’un ton un peu douloureux.

— Ça ne suffit pas, Camille. Je vais te soutenir. Du mieux que je pourrai. Mais je te le dis dès maintenant. Avec le juge Deschamps, ça ne suffira pas.

4

— James Ellroy. Évidemment, c’est assez inattendu…

— Et c’est tout ce que tu as à dire ?

— Non, non, protesta Louis. Non, je dis que c’est effectivement tout à fait…

— Troublant, oui, je sais, c’est ce que m’a dit Le Guen. Il m’a même fait une superbe théorie sur les hommes qui tuent des femmes depuis le premier soupir de l’humanité, tu vois le genre. Moi, tout ça je m’en fous.

Maleval, les mains dans les poches, adossé à la porte d’entrée du bureau, montrait son visage du matin, en plus fatigué que les autres jours, bien qu’il ne fût encore que 10 heures. Armand, se confondant presque avec le portemanteau, regardait pensivement ses chaussures. Quant à Louis que, pour l’occasion, Camille avait installé à son bureau pour lui commander la lecture, il portait une jolie veste verte, taillée dans un lainage léger, une chemise crème et une cravate club.

Louis n’avait pas les mêmes méthodes de lecture que le commissaire. Dès que Camille lui avait désigné son fauteuil, il s’était assis confortablement et avait lu avec application, une main largement posée sur la page. Ça rappelait à Camille un tableau dont le souvenir précis lui échappait.

— Qu’est-ce qui vous a fait penser au Dahlia noir ?

— Difficile à dire.

— Votre idée, c’est que le meurtrier de Tremblay a, en quelque sorte, mimé le livre.

— Mimé ? demanda Camille. Tu as de ces mots… Il coupe une fille en deux, la vide de ses entrailles, lave les deux morceaux de cadavre, lui shampouine la tête avant de balancer le tout dans une décharge publique ! Si c’est un mime, heureusement qu’il n’a pas la parole…

— Non, je voulais dire…

Louis était rouge de confusion. Camille regarda ses deux autres collaborateurs. Louis avait effectué sa lecture d’une voix concentrée que le texte avait peu à peu altérée. Aux dernières pages, sa voix avait tant baissé d’intensité qu’il avait fallu tendre l’oreille. Sur le coup, personne ne semblait emballé, et Camille ne savait pas si leur attitude tenait à la teneur du texte ou à son hypothèse. Il régnait dans le bureau une atmosphère pesante.

Verhœven comprit tout à coup qu’elle ne tenait peut-être pas à cette circonstance-là mais au fait que ses collaborateurs avaient lu, eux aussi, l’article du Matin. Le journal avait déjà dû faire le tour de la Brigade, de la PJ et était aussi prestement parvenu chez le juge Deschamps puis au ministère. Le genre d’information portée par sa dynamique propre, comme une cellule cancéreuse. Qu’en pensaient-ils ? Qu’en avaient-ils compris ou déduit ? Leur silence n’était pas bon signe. Compatissants, ils en auraient parlé. Indifférents, ils l’auraient oublié. Mais silencieux, ils en pensaient plus long qu’ils n’en disaient. Une page entière lui était consacrée, page peu aimable mais belle publicité. Jusqu’à quel point l’imaginaient-ils complice ou complaisant ? Pas un mot n’avait été écrit sur son équipe. Que l’article fût aimable ou non, il n’y en avait que pour Camille Verhœven, le grand homme du jour qui venait aujourd’hui avec ses hypothèses à la con. Autour de lui le monde semblait avoir disparu. Et à cette disparition répondait maintenant leur silence, ni désapprobateur ni indifférent. Déçu.

— Possible, lâcha enfin Maleval, prudent.

— Et ça voudrait dire quoi ? demanda Armand. Je veux dire, quel rapport ça aurait avec ce qu’on a trouvé à Courbevoie ?

— Je n’en sais rien, Armand ! On a une affaire, vieille de dix-huit mois, qui ressemble au détail près à un bouquin, je n’en sais pas plus !

Et devant le silence général, il ajouta :

— Vous avez raison, je crois que c’est une idée idiote.

— Alors, demanda Maleval… on fait quoi ?

Camille regarda les trois hommes un à un.

— On va demander son avis à une femme.

5

— C’est curieux, en effet…

Bizarrement, au téléphone, la voix du juge Deschamps n’avait pas l’accent sceptique auquel il s’attendait. Elle avait dit ça simplement, comme si elle avait pensé tout haut.

— Si vous avez raison, dit le juge, le crime de Courbevoie doit également figurer dans le livre de James Ellroy ou dans un autre. Il faudrait vérifier…

— Peut-être pas, dit Camille. Le livre d’Ellroy est inspiré d’un fait divers réel. Une jeune fille, Betty Short, a été tuée exactement dans ces conditions en 1947 et le livre reconstitue une sorte de fiction autour de ce fait divers qui a dû être célèbre là-bas. Il dédie le livre à sa mère qui a été elle aussi assassinée en 1958… Il y a plusieurs pistes possibles.

— C’est un peu différent, en effet…

Le juge prit quelques instants de réflexion.

— Écoutez, reprit-elle enfin, cette piste risque de ne pas sembler très sérieuse au Parquet. Certains éléments sont concordants mais je ne vois pas très bien ce qu’on peut en faire. Je m’imagine assez mal commander à la Police judiciaire la lecture de toute l’œuvre de James Ellroy et de transformer la Brigade criminelle en salle de bibliothèque, vous comprenez…

— Évidemment… convint Camille qui se rendait maintenant compte qu’il s’était fait peu d’illusions sur sa réponse.

Le juge Deschamps, visiblement, n’avait pas un mauvais fond. À sa voix, elle semblait sincèrement déçue de ne pouvoir dire autre chose que cela.

— Écoutez, si cette hypothèse est recoupée à un endroit quelconque, on verra. Pour le moment, je préférerais qu’on poursuive… par des voies plus traditionnelles, vous comprenez ?

— Je comprends, dit Camille.

— Vous conviendrez, commandant, que les circonstances sont un peu… particulières. À la limite, il n’y aurait que vous et moi, nous pourrions peut-être prendre cette hypothèse pour une base possible mais nous ne sommes plus seuls…

« Nous y voilà », se dit-il. Son estomac s’était brusquement noué. Non qu’il eût peur mais parce qu’il craignait d’être blessé. Il avait été piégé deux fois. La première fois par les techniciens de l’Identité qui avaient eu la mauvaise idée de sortir leurs sacs de macchabées devant les journalistes, la seconde fois par l’un de ces journalistes qui avait su s’infiltrer dans sa vie privée au plus mauvais moment. Camille ne s’aimait pas en victime, il n’aimait pas davantage nier ses maladresses lorsqu’elles étaient patentes, bref, il n’aimait pas du tout ce qui était en train de se passer, comme si d’une affaire à l’autre, il était poussé à la marge. Ni Le Guen, ni le juge, ni même son équipe ne prenaient son hypothèse au sérieux. Il en était bizarrement soulagé, tant il se sentait peu compétent pour suivre une piste si éloignée de ses habitudes. Non, ce qui le blessait, c’était ce qu’il disait le moins. Les mots de l’article de Buisson dans Le Matin continuaient de résonner dans sa tête. Quelqu’un était intervenu dans sa vie, dans sa vie privée, avait parlé de sa femme, de ses parents, quelqu’un avait dit « Maud Verhœven », avait vu et parlé de son enfance, de ses études, de ses dessins, avait expliqué qu’il serait bientôt père… Il y avait là, selon lui, une réelle injustice.

Vers 11 h 30, Camille reçut un coup de téléphone de Louis.

— Où es-tu ? demanda Camille, avec nervosité.