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— À la Porte de la Chapelle.

— Qu’est-ce que tu fous là-bas ?

— Je suis chez Séfarini.

Il connaissait bien Gustave Séfarini, un spécialiste du renseignement multi-clientèle. Il renseignait les braqueurs sur quelques bons coups en échange de pourcentages bien calculés, dans les affaires en préparation il se voyait souvent confier la tâche des repérages pour lesquels son coup d’œil lui valait une réputation solide, le type même du malfrat prudent. Après plus de vingt ans de carrière son casier était — à peu près — aussi vierge que sa fille, une petite Adèle, jeune fille handicapée qui faisait l’objet de tous ses soins et pour laquelle il nourrissait une passion touchante, pour autant qu’on pouvait trouver touchant un type qui avait aidé à organiser des braquages qui, en vingt ans, avaient quand même fait quatre morts.

— Si vous avez un moment, ça ne serait pas mal que vous passiez…

— Urgent ? demanda Camille en regardant sa montre.

— Urgent mais ça ne devrait pas vous prendre trop de temps, estima Louis.

6

Séfarini habitait une petite maison dont les fenêtres donnaient sur le périphérique, maison précédée d’un jardinet poussiéreux et qui semblait trembler jour et nuit sous la double pression de l’autoroute, active en permanence, et du métro qui passait juste sous les fondations. À voir cette maison et la 306 Peugeot déglinguée garée sur le trottoir, on se demandait où pouvait bien passer l’argent que gagnait Séfarini.

Camille entra comme chez lui.

Il trouva Louis et son hôte dans la cuisine en Formica des années 60, installés à une table recouverte d’une toile cirée dont les motifs n’étaient plus que des souvenirs, devant un café servi dans des verres en Duralex. Séfarini ne sembla pas particulièrement heureux de voir entrer Camille. Louis, lui, ne bougeait pas, se contentant de faire tourner distraitement entre ses doigts un verre qu’il n’avait aucune envie de vider.

— Alors, de quoi s’agit-il ? demanda Camille en prenant la seule chaise restée vide.

— Eh bien, commença Louis en regardant Séfarini, j’expliquais à notre ami Gustave… Pour sa fille… Pour Adèle…

— C’est vrai, tiens, elle est où, Adèle ? demanda Camille.

Séfarini désigna l’étage d’un regard morne et baissa de nouveau les yeux vers la table.

— Je lui expliquais, reprit Louis, que les rumeurs vont bon train.

— Ah, fit Camille prudemment.

— Bah oui… Regrettables, les rumeurs. J’expliquais à notre ami que ses rapports avec Adèle nous inquiétaient beaucoup. Beaucoup, répéta-t-il en regardant Camille. On parle d’attouchements, de relations coupables, d’inceste… Je m’empresse d’ajouter que nous ne portons aucun crédit à ces rumeurs persistantes !

— Évidemment ! confirma Camille qui commençait à voir le chemin que Louis avait emprunté.

— Nous, non, reprit Louis. Mais les assistantes sociales, elles, c’est moins sûr… Nous, on le connaît, le Gustave. Bon père et tout et tout… Mais, qu’est-ce que vous voulez, elles ont reçu des lettres…

— C’est chiant, les lettres, dit Camille.

— C’est vous qui me faites chier ! s’écria Séfarini.

— C’est vulgaire, ça, Gustave, dit Camille. Quand on a des enfants, merde, on fait attention.

— Et donc, reprit Louis d’une voix désolée, je passais pas loin, je me suis dit, tiens, je vais aller dire un petit bonjour à notre ami Gustave, un bon copain du gros Lambert, par parenthèse… Et j’expliquais à notre Gustave qu’on parle d’un placement d’office. En attendant de le blanchir complètement. Ce n’est pas une grande affaire, ce placement, juste l’histoire de quelques mois. Je ne suis pas sûr que Gustave et Adèle pourront réveillonner ensemble mais si on insiste bien…

Les antennes de Camille se mirent instantanément à frémir.

— Allez, mon Gustave, explique au commandant Verhœven. Je suis certain qu’il peut faire plein de choses pour Adèle, n’est-ce pas ?

— Bah oui, on peut toujours s’arranger… confirma Camille.

Séfarini faisait ses calculs depuis le début de l’échange. Cela se voyait à son front plissé, à son regard rapide, bien qu’il gardât le front baissé, qui traduisaient l’intensité de sa réflexion.

— Allez, mon Tatave, explique-nous tout ça. Le gros Lambert…

Séfarini connaissait bien le braquage de Toulouse qui avait eu lieu le jour de l’assassinat de Manuela Constanza, la jeune fille retrouvée à Tremblay-en-France. Et pour cause… c’est lui qui avait repéré les faiblesses du centre commercial, qui avait dressé les plans, minuté l’opération.

— Et en quoi ça m’intéresse, ton histoire ? demanda Camille.

— Lambert n’y était pas. C’est tout ce qu’il y a de plus certain.

— Il faut tout de même que Lambert ait eu une motivation puissante pour s’accuser d’un braquage dans lequel il n’était pour rien. Très puissante.

Sur le bord du trottoir, avant de reprendre leur voiture, les deux hommes regardaient le sinistre paysage du périphérique. Le portable de Louis sonna.

— Maleval, dit Louis en raccrochant. Lambert est en conditionnelle depuis deux semaines.

— Il faut faire vite. Dès maintenant, si possible…

— Je m’en occupe, confirma Louis en composant un numéro.

7

Rue Delage, au numéro 16. Quatrième étage sans ascenseur. Comment son père ferait-il dans quelques années ? Lorsque la mort aurait commencé à rôder dans sa maison. C’est une question que Camille se posait souvent et qu’il chassait aussitôt, habité par l’espoir, essentiellement magique, que cette circonstance ne se poserait jamais.

L’escalier sentait l’encaustique. Son père avait passé sa vie dans son officine nappée d’odeurs de médicaments, sa mère sentait l’essence de térébenthine et l’huile de lin. Camille avait des parents à odeurs.

Il se sentait fatigué et attristé. Qu’avait-il à dire à ce père ? Avait-on seulement quelque chose à dire à un père, en dehors de le voir vivre, de le garder pas trop loin, près de soi, comme un ultime talisman dont on ne saurait jamais très bien à quoi il pourrait servir ?

Depuis la mort de sa femme, son père avait vendu leur appartement, s’était installé dans le XIIe arrondissement, près de la Bastille et cultivait, avec une discrète application un profil de veuf moderne, subtil mélange de solitude et d’organisation. Ils s’embrassèrent maladroitement, comme à l’accoutumée. Cela tenait à ce que, contrairement aux usages, ce père-là était resté plus grand que son fils.

Un baiser sur la joue. Une odeur de bœuf bourguignon.

— J’ai acheté un bourguignon…

De l’art de cultiver les évidences, voilà tout ce père.

Ils prirent l’apéritif face à face, chacun dans son fauteuil. Camille s’asseyait toujours au même endroit, posait son verre de jus de fruits sur la table basse, croisait les mains et demandait : « Alors, comment vas-tu ? »

— Alors, demanda Camille, comment vas-tu ?

Camille avait vu, dès son entrée dans la pièce, près du fauteuil de son père, posé au sol, un exemplaire replié du Matin.

— Tu sais, Camille, commença son père en désignant le journal, je suis désolé pour cette histoire…

— Laisse…

— Il est arrivé comme ça, sans prévenir. Je t’ai appelé tout de suite, tu sais…

— Je me doute, papa, laisse, ça n’est pas grave.

— … mais ta ligne était occupée. Et puis on a commencé à discuter. Ce journaliste avait l’air de bien t’aimer, je ne me suis pas méfié. Tu sais, je vais écrire une lettre à son directeur ! Je vais exiger un droit de réponse !