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— Mon pauvre papa… Rien de ce qui est dans cet article n’est faux. Au plus, ce sont des points de vue. Juridiquement, le droit de réponse, c’est autre chose. Non, je t’assure, laisse tomber.

Il faillit ajouter : « Tu en as assez fait comme ça » mais se retint. Son père dut l’entendre malgré tout.

— Ça va te faire des ennuis… lâcha-t-il et il se tut.

Camille sourit et préféra changer de conversation.

— Alors, ce petit-fils, tu l’attends, j’espère…? demanda-t-il.

— Puisque tu veux vraiment fâcher ton père…

— Ça n’est pas moi qui le dis, c’est l’échographe… et puis, si tu te fâches parce que j’ai un fils, c’est que tu es un mauvais père.

— Comment allez-vous l’appeler ?

— Je ne sais pas encore. On en parle, on négocie, on décide et on change d’avis…

— Ta mère avait choisi ton prénom à cause de Pissarro. Elle a continué à aimer ton prénom quand elle a cessé d’aimer le peintre.

— Je sais, dit Camille.

— On parlera de toi après. D’abord, parle-moi d’Irène…

— Je crois qu’elle s’ennuie beaucoup.

— Ce sera bientôt fini… Je l’ai trouvée fatiguée.

— Quand ? demanda Camille.

— Elle est passée me voir la semaine dernière. J’avais honte. Vu son état, c’est moi qui devrais faire l’effort mais tu me connais, je ne me décide jamais à bouger. Elle est venue, comme ça, sans prévenir.

Camille imagina immédiatement Irène montant péniblement les quatre étages, soufflant à chaque palier, se tenant le ventre peut-être. Il savait qu’il y avait derrière cette venue autre chose qu’une simple visite. Un message à son intention. Une réprobation. Elle, en visitant son père, s’occupait de sa vie tandis que lui s’occupait mal d’elle. Il eut envie de l’appeler immédiatement mais comprit qu’il ne voulait pas s’excuser mais lui faire partager son propre malaise, lui parler de ce qu’il ressentait. C’est fou ce qu’il l’aimait. Et plus il l’aimait mal et plus il souffrait de cet amour maladroit.

Leur petite cérémonie mondaine poursuivit donc son cours habituel jusqu’à ce que, d’une voix faussement distraite, M. Verhœven annonce :

— Kaufman… Tu te rappelles Kaufman ?

— Assez bien, oui.

— Il est passé me voir il y a une dizaine de jours.

— Ça faisait un bail…

— Oui, je ne l’avais revu que deux ou trois fois après la mort de ta mère.

Camille sentit une sorte de petit frisson, à peine perceptible. Ce n’était évidemment pas le retour d’un ancien ami de sa mère — dont il admirait le travail, par ailleurs — qui venait créer sa soudaine inquiétude mais la voix de son père. Elle avait, dans sa tonalité faussement détachée, quelque chose de gêné, de contraint. Un embarras.

— Allez, explique-moi tout ça, l’encouragea Camille en voyant son père remuer sa cuillère sans se décider.

— Oh, écoute, Camille, c’est comme tu voudras. Moi, je ne t’en aurais même pas parlé. Mais il insiste pour que je le fasse. Ce n’est pas à ma demande, hein ! ajouta-t-il en élevant subitement la voix comme s’il se défendait d’une accusation.

— Allez… lâcha Camille.

— Pour moi, c’est non, mais enfin, ça ne dépend pas que de moi… Kaufman quitte son atelier. Son bail n’est plus renouvelé mais c’était devenu trop petit. Il fait de très grands formats, tu sais, maintenant !

— Et…?

— Et il me demande si nous avons l’intention de vendre l’atelier de ta mère.

Camille avait compris avant même que son père achève sa phrase. Il avait toujours craint cette nouvelle mais sans doute parce qu’il la redoutait, il s’y était fait.

— Je sais ce que tu vas en penser, et…

— Non, tu n’en sais rien, coupa Camille.

— Bien sûr, mais je me doute. Je l’ai d’ailleurs dit à Kaufman : Camille ne sera pas d’accord.

— Tu m’en parles quand même…

— Je t’en parle parce que je lui ai promis de t’en parler ! Et puis, je me suis dit que vu les circonstances…

— Les circonstances…

— Kaufman en propose un bon prix. Avec la naissance du petit, maintenant, tu as peut-être de nouveaux projets, acheter plus grand, je ne sais pas…

Camille fut surpris de sa propre réaction.

8

Montfort était en fait un lieu-dit, ultime trace d’un village autrefois situé à la bordure du parc forestier qui borde le bois de Clamart. Gagnée aujourd’hui par des programmes immobiliers, longée par des résidences prétentieuses, la lisière du bois n’avait plus l’aspect en quelque sorte frontalier que Camille avait connu lorsque enfant, il y accompagnait sa mère. L’atelier était l’ancienne maison de gardien d’une propriété qui s’était évaporée dans une succession d’héritages mal gérés et dont il n’était resté que ce bâtiment dont sa mère avait écroulé toutes les cloisons. Camille avait passé là de longs après-midi à la regarder travailler, tout enveloppé des odeurs de pigments, de térébenthine, dessinant sur un tréteau qu’elle lui avait installé, près du poêle à bois qui dispensait, en hiver, une chaleur lourde et odorante.

L’atelier, à bien regarder, n’avait pas grand charme. Les murs avaient été passés simplement à la chaux, la vieille tomette rouge branlait sous les pieds et la verrière qui apportait la lumière restait poussiéreuse les deux tiers de l’année. Une fois l’an, M. Verhœven père s’y rendait, aérait, tentait de dépoussiérer mais, bientôt découragé, finissait par s’asseoir au milieu de l’atelier et contemplait, en naufragé, ce qui restait de l’existence de la femme qu’il avait tant aimée.

Camille se souvint de la dernière fois qu’il s’y était rendu. Irène avait désiré voir l’atelier de Maud mais devant sa réticence elle n’avait pas insisté. Puis un jour, alors qu’au retour d’un week-end, ils passaient près de Montfort :

— Tu veux voir l’atelier ? avait soudain demandé Camille.

Ni l’un ni l’autre ne furent dupes du fait qu’il s’agissait en fait d’un désir de Camille. Ils firent le détour. Pour surveiller le lieu et débroussailler le parc, le père de Camille rétribuait à l’année un voisin qui y portait visiblement une attention plus que distraite. Camille et Irène enjambèrent les orties et avec la clé qui restait depuis des décennies sous le pot de fleurs en mosaïque, ouvrirent la porte d’entrée qui grinça sourdement.

La pièce, vidée de son contenu, semblait plus grande que jamais. Irène visita sans gêne aucune, jetant simplement un regard interrogateur vers Camille lorsqu’elle voulait retourner un châssis ou amener une toile jusqu’à la baie vitrée pour la voir à la lumière. Camille, lui, resta assis, sans le vouloir, à l’endroit même où son père s’asseyait lorsqu’il y était seul. Irène commenta les toiles avec une justesse qui surprit Camille et s’arrêta longuement devant l’une des dernières œuvres, inachevée, un ensemble de rouges profonds jetés avec une sorte de rage. Irène la tenait à bout de bras, et Camille n’en vit que le dos. A la craie, Maud y avait écrit, de sa grande écriture ouverte : Folle douleur.

Une des rares toiles à laquelle elle avait consenti à donner un titre.

Lorsqu’Irène baissa les bras pour la reposer, elle vit Camille pleurer. Elle le serra contre elle un très long moment.

Il n’y revint jamais plus.