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— Je vais y réfléchir, lâcha enfin Camille.

— C’est comme tu voudras, répondit son père en vidant lentement sa tasse. De toute manière, l’argent sera pour toi. Pour ton fils.

Le portable de Camille lui signala l’arrivée d’un SMS de Louis : « Lambert absent du nid. On planque ? Louis ».

— Il faut que j’y aille, dit Camille en se levant.

Son père lui adressa le même regard surpris qu’à l’accoutumée, semblant étonné que le temps soit si vite passé, qu’il soit déjà, pour son fils, l’heure de partir. Mais il y avait toujours, dans la tête de Camille, un étrange signal qui lui disait, d’une seconde à l’autre, que le temps était venu de partir. Dès lors, il ne tenait plus en place, tellement il devait partir, tellement il fallait qu’il parte.

— Pour le journaliste… commença son père en se levant.

— Ne t’inquiète pas.

Les deux hommes s’embrassèrent et Camille se retrouva bientôt sur le trottoir. Sans surprise, lorsqu’il leva la tête vers la fenêtre de l’appartement de son père, il le vit, accoudé à la balustrade du balcon, lui faire l’éternel petit signe de la main qui faisait souvent penser à Camille qu’un jour, il le verrait pour la dernière fois. Camille rappela Louis.

— On en sait un peu plus sur Lambert, dit Louis. Il est rentré chez lui dès le début de sa conditionnelle, le 2. Au dire de son entourage, il allait bien. Selon un de ces contacts, un nommé Mourad, un dealer de Clichy, Lambert partait en voyage, c’était mardi. Il devait être accompagné de Daniel Royet, un homme de main dont on n’a plus de nouvelles non plus. Depuis, plus rien. On organise un tour de planque chez Lambert.

— Gustave va devoir se couvrir. On a deux jours devant nous, pas plus. Passé ce délai, Lambert va disparaître un bon moment…

Ils discutèrent de la mise en place des équipes destinées à planquer aux endroits où Lambert pouvait se rendre. Deux lieux principaux étaient répertoriés. Miracle, ou vertus de l’insistance — de toute manière, Le Guen savait que l’équipe de Camille était trop légère pour assurer cette charge —, Camille obtint deux équipes provisoires que Louis fut chargé de coordonner.

9

Il posa la pile de livres sur son bureau : Brown’s Requiem, La Colline aux suicidés, Dick Contino’s Blues, Un tueur sur la route, Clandestin puis « Le Quatuor de Los Angeles » composé de : Le Dahlia noir, Le Grand Nulle part, L.A. Confidential et White Jazz. Et enfin American Tabloid.

Il en prit un, au hasard. White Jazz. Son geste ne devait rien au hasard. La couverture montrait un portrait de femme ressemblant étrangement à celui du Dahlia noir. Le trait, le style du dessin et le type de femme étaient communs aux deux couvertures même si, sur le second, la femme avait un visage plus rond, une coiffure plus ample, plus appliquée, un maquillage plus soutenu, des boucles d’oreilles. L’illustrateur avait évoqué une sorte de vamp hollywoodienne, un peu vulgaire, abandonnant le côté plus spontané qu’il avait cultivé pour figurer le Dahlia noir. Camille n’avait pas encore exploré la possible ressemblance entre ces trois filles. Si l’on pouvait, sans trop de peine, effectuer des rapprochements entre Évelyne Rouvray et Josiane Debeuf, de Courbevoie, que pouvait-il y avoir de commun entre elles deux et la petite Manuela Constanza de Tremblay ?

Sur son sous-main, il griffonna trois mots, ajouta « Louis » et souligna deux fois.

— C’est une tâche ardue…

« Ardue »… Comment Louis pouvait-il employer un pareil vocabulaire, mystère.

— Ça, c’est ta pile. Ça, c’est la mienne, dit Camille.

— Ah !

— On cherche un grand appartement, deux filles violées et coupées en morceaux. On doit pouvoir lire en diagonale.

De plus en plus râpeux. Les premiers livres lui semblèrent plutôt classiques. Des « privés » moisissaient dans des bureaux crasseux en sirotant du café et en mangeant des beignets, devant des masses de factures impayées. Des tueurs givrés lâchaient brusquement la bride à leurs réflexes psychopathiques. Puis le style prenait une autre allure. De plus en plus déjanté, de plus en plus cru, James Ellroy se mettait à charrier de l’inhumain à l’état brut. Les bas-fonds de la ville apparaissaient comme la métaphore d’une humanité désespérante et sans illusion. L’amour avait le goût âcre des tragédies urbaines. Sadisme, violence, cruauté, la lie de nos fantasmes prenait corps avec son cortège d’injustices et de réparations, de femmes battues et de meurtres sanglants.

L’après-midi passa rapidement.

Aux premières fatigues, Camille fut tenté de parcourir plus distraitement les centaines de pages qu’il lui restait à vérifier, ne cherchant, au fil de sa lecture en diagonale, que quelques mots clés… mais lesquels ? Finalement, il se retint. Combien de fois des enquêtes avaient piétiné ou échoué parce que l’enquêteur avait procédé trop rapidement, n’avait pas usé du systématisme nécessaire ? Combien d’assassins anonymes devaient encore leur liberté à la négligence de policiers fatigués ?

Toutes les heures Camille sortait de son bureau et, sur le chemin de la machine à café, s’arrêtait sur le seuil du bureau de Louis où le jeune homme travaillait avec un sérieux d’étudiant en théologie. Ils ne prononçaient pas un mot, leurs regards se disant suffisamment combien leur recherche, de prometteuse, était devenue décourageante, combien les quelques notes jetées ici et là se montraient à la relecture parfaitement inopérantes et qu’il en serait sans doute ainsi jusqu’à épuisement des livres et des hommes.

Camille prenait des notes sur du papier blanc. L’inventaire était parfaitement déprimant. Un adolescent étouffé avec un slip rempli de colle à l’acétone, une femme nue pendue par les pieds au-dessus de son lit, une autre découpée à la scie à métaux après avoir reçu une balle dans le cœur, une troisième violée et tuée à coups de couteau… Un univers de tuerie peuplé, à première vue, de dingues plutôt spontanés, d’affaires louches et de règlements de comptes, assez loin de l’application méthodique du tueur de Courbevoie et de Tremblay. La seule ressemblance troublante restait le Dahlia noir mais il y avait un ravin entre la parfaite similitude du Dahlia et le meurtre de Tremblay et les ressemblances assez vagues qu’on pouvait trouver ici et là avec celui de Courbevoie.

Louis avait établi sa propre liste. Lorsqu’il entra pour faire le point, Camille l’interrogea du regard et comprit qu’il n’avait pas eu plus de chance que lui-même. Il jeta un œil déjà distrait sur le carnet où, de son écriture maniérée, Louis avait listé ses trouvailles : des coups de revolver, des coups de couteau, de coup-de-poing américain, quelques viols, une autre pendaison…

— Bon, ça va comme ça, dit Camille.

10

À 18 heures, l’équipe se retrouva pour le dernier point de la journée dans le bureau de Camille.

— Qui commence ? demanda Camille.

Les trois hommes se regardèrent. Camille poussa un soupir.

— Louis, à toi.

— Nous avons jeté un coup d’œil circulaire sur les autres ouvrages de James Ellroy dont le patron pens… Désolé, ajouta-t-il en se mordant la langue.

— Deux choses, Louis, répondit Camille en souriant. D’abord, avec ton « patron », tu fais bien de te reprendre, tu sais ce que j’en pense. Deuxième chose, pour les bouquins, s’il te plaît, tu me le joues lifté.

— Bien, dit Louis en souriant à son tour. En clair, nous avons feuilleté à peu près toute l’œuvre de James Ellroy et nous n’avons rien trouvé qui justifie l’hypothèse de la reproduction d’une scène de livre. Ça va comme ça ?