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1

— Je pense que le juge ne va pas aimer ça, Camille.

Courbevoie — Tremblay-en-France
Une fiction pourtant bien réelle.

Le juge Deschamps, en charge de l’instruction du double crime commis à Courbevoie, a révélé qu’une fausse empreinte trouvée sur les lieux reliait cette affaire au meurtre de Manuela Constanza, une jeune prostituée de 24 ans, commis en novembre 2001 et dont le corps a été retrouvé sectionné en deux dans une décharge publique. Selon toute vraisemblance, le commandant Verhœven, chargé de l’enquête, se trouve face à un criminel en série. Ce qui devrait, en principe, simplifier la résolution de cette affaire semble, au contraire, la rendre plus complexe encore. Principal étonnement : la manière. Les meurtriers en série, d’un crime à l’autre, utilisent généralement les mêmes techniques. Or, rien ne semble relier, sur ce plan, les deux affaires. La manière dont les jeunes femmes ont été tuées est différente au point que l’on peut se demander si l’empreinte trouvée à Courbevoie ne constitue pas, en fait, une fausse piste. A moins que…

A moins que l’explication soit tout autre et que ce soient, justement, leurs différences qui relient les deux affaires. C’est du moins l’hypothèse que semble émettre le commandant Verhœven qui effectue un rapprochement saisissant entre le crime de Tremblay-en-France et… un livre du romancier américain James Ellroy. Dans cet ouvrage…

Camille referma brutalement le journal.

— Bordel de merde !

Il rouvrit le journal et lut la conclusion de l’article.

… Gageons toutefois que, malgré ces ressemblances frappantes, cette hypothèse « romanesque » ne recevra pas spontanément l’assentiment du juge Deschamps, connue pour son pragmatisme. Pour l’heure, et jusqu’à preuve du contraire, on attend du commandant Verhœven des pistes moins… fictionnelles.

2

— C’est un enfoiré.

— Peut-être, mais il est bien informé.

Le Guen, calé comme un cachalot dans son immense fauteuil, regarda Camille avec plus d’intensité.

— Tu penses à quoi ?

— J’en sais rien… Et je n’aime pas ça du tout.

— Le juge non plus, confirma Le Guen. Elle m’a appelé à la première heure.

Camille lança à son ami un regard interrogatif.

— Elle est calme. Elle en a vu d’autres. Elle sait bien que tu n’y es pour rien. N’empêche. Elle est comme tout le monde. Des trucs comme ça, on a beau rester calme, ça finit par énerver.

Camille le savait parfaitement. Avant de rejoindre Le Guen, il était passé par son bureau. Une demi-douzaine de rédactions, de radios et trois chaînes de télévision avaient déjà demandé confirmation des informations livrées par Le Matin. En attendant l’arrivée de son patron, Louis — joli costume grège, chemise coordonnée, chaussettes jaune très pâle — avait joué les réceptionnistes, bottant en touche avec un flegme tout britannique en relevant sa mèche — main gauche — toutes les vingt secondes.

— Rassemblement, lâcha Camille d’une voix sourde.

Quelques secondes plus tard, Maleval et Armand faisaient leur entrée dans le bureau. Le premier laissait voir, dépassant de la poche de son blouson, l’exemplaire du jour de Paris-Turf, déjà annoté au stylo-bille vert, le second tenait à la main une feuille de papier jaune pliée en quatre et un morceau de crayon noir marqué Ikea. Camille ne regardait personne. Atmosphère orageuse.

Il ouvrit le journal à la quatrième page.

— Ce type est TRÈS bien informé, lâcha-t-il. Notre tâche va devenir encore plus compliquée.

Maleval n’avait pas encore lu l’article. Armand, lui, Camille en était certain, l’avait déjà lu. Il connaissait sa technique. Armand partait de chez lui une bonne demi-heure plus tôt et s’installait sur le quai d’une station qui n’était pas la sienne mais d’où il pouvait surveiller trois corbeilles à papier. Chaque fois qu’un passager jetait un journal Armand bondissait, vérifiait le nom du journal et retournait s’asseoir. Il était très regardant en matière de presse matinale : il n’aimait que Le Matin. Pour les mots croisés.

Maleval acheva sa lecture et poussa un petit sifflement admiratif en reposant le journal sur le bureau de Camille.

— Comme tu dis… conclut ce dernier. Je sais qu’il y a beaucoup de monde sur cette affaire. Les gars de l’Identité, du labo, les collaborateurs du juge… ça peut venir de n’importe qui. Mais plus que jamais, on fait attention. Je suis clair ?

Camille regretta aussitôt sa question qui avait l’air d’une accusation.

— Tout ce que je vous demande, c’est de faire comme moi. On la boucle.

Le petit groupe murmura son assentiment.

— Lambert, toujours rien ? demanda Camille d’une voix qu’il voulait pacificatrice.

— On n’a pas pu mener les investigations très loin, dit Louis, on a interrogé ici et là, discrètement, pour ne pas créer un effet d’affolement dans ses relations. S’il apprend qu’on est à sa recherche… On a confirmation du fait qu’il a disparu mais aucune indication pour le moment ni sur sa destination, ni sur le lieu où il pourrait se trouver à l’heure actuelle.

Camille réfléchit un instant.

— Si dans un jour ou deux on n’a rien, on fait une rafle dans ses relations et on essaye de tirer ça au clair. Maleval, tu me dresses une liste, qu’on soit prêt le moment venu.

3

De retour à son bureau, Camille tomba sur la pile des ouvrages d’Ellroy. Il poussa un soupir de découragement. Sur son sous-main, dans un endroit resté libre entre une myriade de croquis qu’il prenait sans cesse pour s’aider à réfléchir, il nota : Tremblay = Dahlia noir = Ellroy Tandis qu’il tentait de se concentrer sur ce qu’il venait de noter, son regard rencontra un autre livre, totalement oublié celui-là, qu’il avait acheté à la Librairie de Paris. Le roman policier : une thématique.

Il le retourna et lut :

« Le roman policier a longtemps été considéré comme un genre mineur. Il aura fallu plus d’un siècle pour qu’il acquière droit de cité dans la "vraie" littérature. Sa longue relégation au rang de "paralittérature" répond à la conception que lecteurs, auteurs et éditeurs se firent longtemps de ce qui était censé être littéraire et donc à nos usages culturels, mais aussi, croit-on généralement, à sa matière même, à savoir le crime. Cette fausse évidence, aussi ancienne que le genre lui-même, semble ignorer que meurtre et enquête figurent en place privilégiée chez les auteurs les plus classiques, de Dostoïevski à Faulkner, de la littérature médiévale à Mauriac. En littérature, le crime est aussi ancien que l’amour. »

— C’est un très bon livre, avait dit le libraire en voyant Camille le parcourir. Ballanger est un vrai connaisseur, un spécialiste. Dommage qu’il n’ait produit que cet ouvrage.

Camille regarda un instant par la fenêtre. Au point où il en était… Il regarda sa montre et décrocha son téléphone.

4

De l’extérieur, l’université ressemblait vaguement à un hôpital où personne n’aurait aimé être soigné. La signalétique semblait s’être épuisée à mesure qu’elle gagnait les étages et les indications de l’UER de littérature moderne se perdaient dans un dédale de couloirs recouverts de plannings surchargés et d’appels à la solidarité pour toutes sortes de communautés.