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Lorsqu’il était arrivé à la Brigade criminelle, le commandant Verhœven n’avait pas ressenti une sympathie spontanée pour ce jeune homme propret, lisse, au débit affecté et que rien n’étonnait. Les autres officiers du groupe, qui appréciaient modérément de partager leur quotidien avec un golden boy, ne lui avaient pas épargné grand-chose. En moins de deux mois, Louis avait connu à peu près tous les coups tordus qui constituaient le stock des plaisanteries de bizuth que tous les corps sociaux cultivent pour se venger de ne pouvoir recruter par cooptation. Louis avait subi tout cela avec des sourires gauches, sans jamais se plaindre.

Camille Verhœven avait su distinguer, plus tôt que les autres, la graine d’un bon flic chez ce garçon inattendu et intelligent mais, sans doute par un réflexe de confiance pour la sélection darwinienne, il avait choisi de ne pas intervenir. Louis, avec une morgue assez britannique, lui en sut gré. Un soir, en sortant, Camille l’avait vu se précipiter au bistrot d’en face et avaler coup sur coup deux ou trois alcools forts, et il lui revint la scène où Luke « la main froide », totalement sonné, incapable de boxer, ivre de coups, continue de se relever et de se relever sans cesse, jusqu’à décourager le public et épuiser l’énergie même de son adversaire. De fait, ses collègues se calmèrent devant l’application que Louis mettait à son travail et ce quelque chose d’étonnant qu’il y avait chez lui et qui devait s’appeler la bonté ou quelque chose comme ça. Au fil des années, Louis et Camille s’étaient en quelque sorte reconnus dans leurs différences, et comme le commandant jouissait d’une autorité morale incontestable sur son groupe, personne ne trouva étonnant que le gosse de riche devienne progressivement son plus proche collaborateur. Camille avait toujours tutoyé Louis, comme il tutoyait toute son équipe. Mais au fil du temps et des mutations, Camille s’était rendu compte que seuls les plus anciens continuaient de le tutoyer. Et les plus jeunes étant maintenant devenus les plus nombreux, Camille se sentait parfois comme l’usurpateur d’un rôle de patriarche qu’il n’aurait jamais réclamé. Il était vouvoyé comme un commissaire et savait très bien que cela ne tenait pas à sa position dans la hiérarchie. Plutôt à l’embarras spontané que beaucoup ressentaient devant sa petite taille, comme une manière de compenser. Louis aussi le vouvoyait mais Camille savait que sa motivation était différente : c’était un réflexe de classe. Les deux hommes n’étaient jamais devenus des amis, mais ils s’estimaient, ce qui constituait pour chacun d’eux la meilleure garantie d’une collaboration efficace.

5

Camille et Armand, suivis par Le Guen, arrivèrent au 17 de la rue Félix-Faure à Courbevoie un peu après 10 heures. Une friche industrielle. Une petite usine désaffectée occupait le centre de l’espace, comme un insecte mort, et ce qui avait dû être des ateliers était en voie d’aménagement. Quatre d’entre eux, maintenant achevés, juraient comme des bungalows exotiques dans un paysage de neige. Ils étaient tous les quatre crépis de blanc, avec des fenêtres en aluminium, des toits vitrés à panneaux coulissants, laissant deviner des espaces immenses. L’ensemble gardait une tonalité d’abandon. Il n’y avait aucune autre voiture que celles de la Maison.

On accédait à l’appartement par deux marches. Camille aperçut Louis de dos, appuyé au mur d’une main, bavant au-dessus d’un sac plastique qu’il maintenait contre sa bouche. Il le dépassa, suivi de Le Guen et de deux autres officiers du groupe, et entra dans la pièce largement illuminée par des projecteurs. Lorsqu’ils arrivent sur les lieux d’un crime, inconsciemment, les plus jeunes cherchent des yeux l’endroit où se trouve la mort. Les plus chevronnés cherchent la vie. Mais ici, pas moyen. La mort avait pris toute la place, jusque dans le regard des vivants, mêlé d’incompréhension. Camille n’eut pas le temps de s’interroger sur cette curieuse atmosphère, son champ de vision fut aussitôt intercepté par une tête de femme clouée au mur.

Il n’avait pas fait trois pas dans la pièce que son regard avait déjà embrassé un spectacle que le pire de ses cauchemars eût été incapable d’inventer, des doigts arrachés, des flots de sang coagulé, tout ça dans une odeur d’excréments, de sang séché et d’entrailles vidées. Immédiatement lui vint le souvenir du Saturne dévorant ses enfants de Goya dont il revit un instant le visage affolé, les yeux exorbités, la bouche écarlate, la folie, l’absolue folie. Quoiqu’il fut l’un des plus expérimentés des hommes qui se trouvaient ici, il eut aussitôt envie de faire demi-tour vers le palier où Louis, sans regarder personne, tendait à bout de bras un sac plastique comme un mendiant affirmant son hostilité pour le monde.

— C’est quoi ce bordel…

Le commissaire Le Guen avait dit ça pour lui-même et la phrase était tombée dans un vide total.

Louis seul l’avait entendue. Il s’approcha en s’essuyant les yeux.

— Je n’en sais rien, dit-il. Je suis entré, je suis sorti aussitôt… J’en suis là…

Armand, du milieu de la pièce, se retourna vers les deux hommes d’un air hébété. Il essuya ses mains moites sur son pantalon pour prendre une contenance.

Bergeret, le responsable de l’Identité, arriva à la hauteur de Le Guen.

— Il me faut deux équipes. Ça va être long.

Et il ajouta, ce qui n’était pas dans ses manières :

— C’est pas commun, comme truc…

Ça n’était pas commun.

— Bon, je te laisse, dit Le Guen en croisant Maleval qui venait d’arriver et qui ressortit aussitôt en se tenant la bouche à deux mains.

Camille fit alors signe au reste de son équipe que l’heure des braves avait sonné.

Il était difficile de se faire une idée exacte de l’appartement avant… tout « ça ». Parce que « ça » avait maintenant envahi la scène et qu’on ne savait plus où donner du regard. Par terre, sur la droite, gisaient les restes d’un corps éventré dont les côtes cassées traversaient une poche rouge et blanche, sans doute un estomac, et un sein, celui qui n’avait pas été arraché, mais c’était assez difficile à dire du fait que ce corps de femme — ce point-là était certain — était couvert d’excréments qui recouvraient partiellement d’innombrables marques de morsures. Juste en face, sur la gauche, se trouvait une tête (de femme, une autre) aux yeux brûlés, au cou étrangement court comme si la tête était entrée dans les épaules. La bouche béante débordait des tubes blancs et roses de la trachée et des veines qu’une main avait dû aller chercher au tréfonds de la gorge pour les en extirper. En face d’eux, avait été abandonné le corps auquel cette tête peut-être, à moins que ce ne fût l’autre, avait jadis appartenu, corps en partie dépiauté à partir de coupures profondes faites dans la peau et dont le ventre (ainsi que le vagin) offrait des trous profonds, très circonscrits, sans doute pratiqués à l’aide d’un acide liquide. La tête de la seconde victime avait été clouée au mur, par les joues. Camille passa en revue ces détails, sortit un calepin de sa poche mais l’y replaça aussitôt comme si la tâche était si monstrueuse que toute méthode était inutile, tout plan voué à l’échec. Il n’y a pas de stratégie face à la cruauté. Et pourtant, c’est pour ça qu’il était là, face à ce spectacle sans nom. On s’était servi du sang encore liquide d’une des victimes pour écrire en lettres immenses sur le mur : JE SUIS RENTRÉ. Il avait fallu, pour cela, utiliser beaucoup de sang, les longues coulées au pied de chaque lettre en témoignaient. Les lettres avaient été écrites avec plusieurs doigts, tantôt rassemblés, tantôt séparés et l’inscription, de ce fait, semblait vue par un regard troublé. Camille enjamba un demi-corps de femme et s’approcha du mur. A la fin de l’inscription, un doigt avait été apposé sur le mur, avec une application délibérée. Chaque détail de l’empreinte était net, parfaitement circonscrit, une empreinte identique à une ancienne carte d’identité lorsque le flic de service vous écrasait le doigt sur le carton déjà jaune en le faisant tourner dans tous les sens.