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Par chance, l’unité d’enseignement « Littérature policière : la Série Noire », dispensée par Fabien Ballanger, occupait un créneau en bas de tableau, à une bonne hauteur pour Camille.

Il consacra une demi-heure à chercher la salle où le cours se donnait devant une trentaine d’étudiants qu’il ne voulut pas déranger, une autre demi-heure à trouver une cafétéria immense qui fleurait bon le cannabis, et se repointa dans la salle d’enseignement, juste à l’heure pour prendre sa place dans la file des jeunes gens qui sollicitaient un homme grand, sec, qui répondait laconiquement à chacun sans s’arrêter de fouiller fébrilement dans un cartable noir débordant de dossiers. Dans la salle, quelques étudiants discutaient par petits groupes, en parlant si fort que Camille dut hausser le ton pour se faire entendre.

— Commandant Verhœven. Je vous ai appelé tout à l’heure…

Ballanger baissa les yeux vers Camille et s’arrêta de fouiller dans sa sacoche. Il portait un gilet gris très lâche. Même lorsqu’il ne faisait rien, il avait un regard soucieux, affairé, le genre d’homme qui continue de penser quoi qu’il arrive. Il fronça les sourcils, manière de dire qu’il ne se souvenait pas de ce coup de fil.

— Commandant Verhœven, Police judiciaire.

Ballanger jeta un regard circulaire sur la salle comme pour y chercher quelqu’un.

— J’ai peu de temps… lâcha-t-il.

— J’enquête sur la mort de trois jeunes filles qui ont été découpées en morceaux. Je suis assez pressé moi aussi.

Ballanger le fixa de nouveau.

— Je ne vois pas ce que je…

— Si vous pouvez m’accorder quelques minutes, je vous expliquerai tout ça, coupa Camille.

Ballanger releva les manches de son gilet, l’une après l’autre, comme d’autres rechaussent leurs lunettes. Il sourit enfin, visiblement à contrecœur. Pas du genre à sourire pour n’importe quoi.

— Bien. Donnez-moi dix minutes.

Il n’en fallut pas trois. Ballanger ressortit dans le couloir où l’attendait Camille.

— On a un petit quart d’heure, dit-il en serrant curieusement la main de Camille comme s’ils venaient de se rencontrer, et Camille dut presser le pas pour le suivre dans les couloirs.

Ballanger s’arrêta devant la porte de son bureau, sortit trois clés, déverrouilla successivement trois serrures en expliquant :

— On s’est fait faucher les ordinateurs… deux fois l’année dernière.

Il fit entrer Camille. Trois bureaux, trois écrans d’ordinateurs, quelques étagères de livres et un silence d’oasis. Ballanger désigna un fauteuil à Camille, prit place en face de lui et le regarda attentivement, sans rien dire.

— Deux jeunes filles ont été retrouvées découpées en morceaux dans un appartement de Courbevoie, il y a quelques jours. Nous avons très peu d’éléments. Nous savons qu’elles ont subi des tortures sexuelles…

— Oui, j’ai entendu parler de ça, effectivement, fit Ballanger.

Éloigné de son bureau, les coudes posés sur ses genoux écartés, il avait un regard très attentif, très soutenu, comme s’il avait voulu aider Camille à livrer une confession particulièrement pénible.

— Ce crime en recoupe un autre plus ancien. Le meurtre d’une autre jeune fille dont le corps a été retrouvé dans une décharge publique, coupé en deux à la hauteur de la taille. Ça ne vous dit rien ?

Ballanger se redressa soudain. Il était blanc.

— Ça devrait ? demanda-t-il d’un ton sec.

— Non, rassurez-vous, dit Camille. C’est au professeur que je m’adresse.

Les relations entre les gens ressemblent souvent à des lignes de chemin de fer. Lorsque les voies s’écartent et s’éloignent l’une de l’autre, il faut attendre un aiguillage pour avoir une chance de les voir reprendre un chemin parallèle. Ballanger se sentait mis en question. Camille proposa un aiguillage.

— Peut-être avez-vous entendu parler de cette affaire. C’était en novembre 2001 à Tremblay-en-France.

— Je lis peu les journaux, lâcha Ballanger.

Camille le sentait raide sur sa chaise.

— Je ne vois pas ce que je peux avoir à faire avec deux…

— Rien du tout, monsieur Ballanger, rassurez-vous. Si je suis venu vous voir, c’est que ces crimes pourraient être en rapport (ce n’est évidemment qu’une hypothèse) avec des crimes de la littérature policière.

— C’est-à-dire ?

— Nous n’en savons rien. Le crime de Tremblay ressemble étrangement à celui qui est décrit par James Ellroy dans Le Dahlia noir.

— Original !

Camille ne savait pas, dans la réaction de Ballanger, ce qui avait pris le pas, du soulagement ou de l’étonnement.

— Vous connaissez ce livre ?

— Évidemment. Et… Qu’est-ce qui vous fait penser…

— Il m’est assez difficile de vous livrer des détails de l’enquête. Notre hypothèse est que ces deux affaires sont liées. Puisque le premier crime semble être directement inspiré du livre de James Ellroy, nous nous demandons si les autres…

— … ne viennent pas, eux aussi, d’un autre livre d’Ellroy !

— Non, nous avons vérifié, ça n’est pas le cas. Non, je pense plutôt que les autres crimes pourraient venir d’autres livres. Pas forcément d’Ellroy.

Ballanger avait reposé ses coudes sur ses genoux. Il se tenait le menton dans une main et regardait le sol.

— Et vous me demandez…

— Pour tout vous dire, monsieur Ballanger, je suis assez peu amateur de littérature policière. Ma culture dans ce domaine est même plutôt… rudimentaire. Je cherche quelqu’un qui puisse m’aider, j’ai pensé à vous.

— Pourquoi moi ? demanda Ballanger.

— Votre livre sur la Série Noire. J’ai pensé que peut-être…

— Oh, fit Ballanger, c’est un vieux truc. Il faudrait le remettre à jour. Les choses ont beaucoup changé depuis.

— Pouvez-vous nous aider ?

Ballanger se grattait le menton. Il avait l’air embarrassé d’un médecin porteur d’une mauvaise nouvelle.

— Je ne sais pas si vous avez fréquenté l’Université, monsieur…

— Verhœven. Oui, j’ai fait mon droit à la Sorbonne. C’est assez ancien, je vous l’accorde.

— Oh, les choses n’ont pas dû changer beaucoup. Nous sommes toujours des spécialistes.

— C’est pour ça que je suis là.

— Ça n’est pas exactement ce que je voulais dire… Je me suis penché sur la littérature policière. C’est un domaine très vaste. Ma recherche portait sur la thématique des romans de la Série Noire. De la Série Noire exclusivement. Je me suis même limité aux mille premiers numéros. Je les connais très bien, mais il ne s’agit tout de même que de mille livres sur une littérature qui doit en comprendre quelques millions. L’étude de la problématique policière m’a évidemment conduit à des incursions au-delà de la Série Noire. James Ellroy, dont vous me parlez, n’a pas été édité dans ma collection de référence, il ne fait pas partie, du moins pas encore, des classiques du genre. Je le connais pour l’avoir lu, je ne peux prétendre en être un spécialiste…

Camille se sentit agacé. Ballanger parlait comme un livre pour expliquer qu’il n’en avait pas lu suffisamment.

— En clair ? demanda Camille.

Ballanger lui jeta le regard, agacement mêlé de stupeur, qu’il devait réserver à ses plus mauvais étudiants.

— En clair, si les affaires dont vous me parlez font partie de mon corpus, je pourrai peut-être vous aider. Cela dit, c’est très limité.