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Un flot de sang avait éclaboussé les murs jusqu’au plafond.

Camille eut besoin de plusieurs minutes pour reprendre ses esprits. Il lui serait impossible de penser tant qu’il resterait dans ce décor parce que tout ce qu’on y voyait représentait un défi à la pensée.

Une dizaine de personnes travaillaient maintenant dans l’appartement. Comme dans une salle d’opération, il règne souvent sur les lieux d’un crime une atmosphère qu’on jugerait détendue. On y plaisante volontiers. Camille détestait ça. Certains techniciens épuisaient leur monde par des blagues, le plus souvent à caractère sexuel, et semblaient jouer la distance comme d’autres jouent la montre. Cette attitude est propre aux métiers où les hommes sont en majorité. Un corps de femme, même morte, évoque toujours un corps de femme et au regard d’un technicien habitué à dépouiller la réalité du drame, une suicidée reste « une belle fille » quand bien même son visage est bleui ou gonflé comme une outre. Mais il régnait ce jour-là, dans le loft de Courbevoie, une autre atmosphère. Ni recueillie ni compatissante. Calme et lourde comme si les plus malins étaient soudain pris de court, se demandant ce qu’il pourrait y avoir de léger à dire à propos d’un corps éventré sous le regard inhabité d’une tête clouée au mur. Alors on prenait des mesures en silence, on prélevait calmement des échantillons, on braquait des projecteurs pour prendre des clichés dans un silence vaguement religieux. Armand, malgré son expérience, arborait un visage d’une pâleur presque surnaturelle, enjambait les scotchs tendus par l’Identité avec une lenteur de cérémonie et semblait craindre qu’un de ses gestes ne réveille soudainement la fureur dans laquelle baignait encore le lieu. Quant à Maleval, il continuait de vomir tripes et boyaux dans son sac plastique entre deux tentatives pour rejoindre l’équipe mais retournait aussitôt sur ses pas, suffoquant, littéralement asphyxié par les odeurs d’excréments et de chair dépecée.

L’appartement était très vaste. Malgré le désordre, on voyait que la décoration avait été étudiée. Comme dans bien des lofts, l’entrée donnait directement dans le salon, une pièce immense aux murs de ciment peint en blanc. Celui de droite était recouvert d’une reproduction photographique de dimension gigantesque. Un recul maximum était nécessaire pour percevoir la forme d’ensemble. C’était une photo que Camille avait déjà croisée ici et là.

Il tentait de s’en souvenir, le dos collé à la porte d’entrée.

— Un génome humain, dit Louis.

C’était ça. Une reproduction de la carte d’un génome humain, retravaillée par un artiste, rehaussée à l’encre de Chine et au fusain. Une large baie vitrée donnait sur la banlieue pavillonnaire, au loin, derrière un rideau d’arbres qui n’avaient pas encore eu le temps de pousser. Une fausse peau de vache était fixée sur un mur, large bande de cuir rectangulaire avec des taches noires et blanches. Sous le cuir de vache, un canapé de cuir noir d’une dimension extraordinaire, un canapé hors nonne, peut-être même fabriqué à la dimension exacte du mur, allez savoir quand vous n’êtes pas chez vous, que vous êtes dans un autre monde où l’on colle au mur des photographies géantes du génome humain et où l’on coupe en morceaux des filles après leur avoir vidé le ventre… Par terre, devant le canapé, un numéro d’une revue intitulée Gentlemen’s Quaterly. A droite, un bar plutôt bien approvisionné. À gauche, sur une table basse, un téléphone avec répondeur. À côté, sur une console de verre fumé, une télévision grand écran.

Armand s’était agenouillé devant l’appareil. Camille, qui, du fait de sa taille, n’en avait jamais l’occasion, posa sa main sur son épaule et dit :

— Fais voir ça, en désignant le magnétoscope.

La cassette était rembobinée. On vit un chien, un berger allemand, coiffé d’une casquette de base-bail, en train de peler une orange en la tenant entre ses pattes et d’en manger les quartiers. Ça ressemblait à une de ces émissions imbéciles de vidéo-gag, avec des plans très amateurs, des cadrages prévisibles et brutaux. Dans le coin du bas à droite, le logo « US-gag » avec une minuscule caméra dessinée en train de sourire à belles dents.

Camille dit :

— Laisse courir, on ne sait jamais…

Et il s’intéressa au répondeur. La musique qui précédait le message semblait choisie en fonction des goûts du moment. Quelques années plus tôt, c’eût été le Canon de Pachelbel. Camille crut reconnaître Le Printemps de Vivaldi.

— L’Automne, murmura Louis, concentré, le regard rivé au sol. Puis : « Bonsoir ! (Voix d’homme, ton cultivé, articulation soignée, la quarantaine peut-être, diction bizarre.) J’en suis désolé mais à l’heure où vous appelez, je suis à Londres. (Il lit son texte, une voix un peu haute, nasillarde.) Laissez-moi un message après le signal sonore (un peu haute, sophistiquée, homosexuel ?), je vous rappelle dès mon retour. À bientôt. »

— Il utilise un brouilleur de son, lâcha Camille.

Et il s’avança vers la chambre.

Une vaste penderie recouverte de miroirs occupait tout le mur du fond. Le lit était lui aussi couvert de sang et d’excréments. Le drap du dessous, écarlate, avait été tiré et roulé en boule. Une bouteille vide de Corona gisait au pied du lit. À sa tête, un énorme lecteur de CD portable et des doigts coupés disposés en corolle. Près du lecteur, écrasée d’un coup de talon sans doute, la boîte ayant contenu un CD des Traveling Wilburys. Au-dessus du lit japonais, très bas et sans doute très dur, était tendue une peinture sur soie dont les geysers de rouge allaient très bien dans le tableau. Pas d’autres vêtements qu’une série de paires de bretelles curieusement nouées ensemble. Camille jeta un coup d’œil de biais dans la penderie que l’Identité avait laissée entrouverte : rien d’autre qu’une valise.