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Tant d’autres, avant vous, étaient passés devant moi comme des aveugles, que votre venue a brusquement réveillé mon espoir. Vous n’étiez pas comme eux, il y avait en vous quelque chose de différent. Depuis que vous êtes entré sur la scène que j’ai moi-même disposée avec une longue et lente patience, je vous vois tourner autour de l’essentiel, je savais que vous alliez trouver. Et vous voilà. Je l’ai su dès la lecture de l’article dans le journal, votre portrait, d’ailleurs si injuste. Ce n’étaient encore que des hypothèses. Je savais pourtant que vous aviez compris. Je savais que, bientôt, nous allions nous en entretenir.

« BEE », demandez-vous.

C’est une longue histoire. Un très vieux projet auquel je ne pouvais espérer m’atteler qu’avec la certitude d’être à la hauteur de ce qui reste, pour moi, un modèle. Bret Easton Ellis est un maître et il fallait beaucoup de modestie, beaucoup d’humilité pour espérer servir une œuvre comme celle-ci. Quel bonheur aussi. Avez-vous remarqué (je sais que oui), à quel degré d’exactitude je suis parvenu ? Avec quelle fidélité j’ai servi le maître ? Ce fut une rude affaire. La préparation en fut longue. J’ai cherché mille lieux, j’en ai visité des appartements ! Lorsque j’ai rencontré François Cottet, comme vous, sans doute, j’ai immédiatement pris la mesure du bonhomme. Quel imbécile, n’est-ce pas ? Mais les lieux étaient parfaits. Il n’a pas été bien difficile d’appâter notre crétin. Son besoin d’argent se lisait sur ses traits, sa faillite personnelle transpirait par tous ses pores. Il a eu l’impression de faire une bonne affaire. Avec ces gens-là, c’est un sésame absolu. Cela dit, à sa décharge, il a été consciencieux et serviable. Il a même accepté, sans hésiter, de réceptionner lui-même le véhicule que j’avais affrété… que lui demander de plus. (Vous avez dû remarquer que la commande du mobilier a été faite sous le nom de Peace, référence évidemment à l’auteur de la tétralogie du Yorkshire…) Il ne savait évidemment pas que son rôle, à lui, prenait fin à ce moment. Il n’a pas été difficile non plus de le déplacer lundi soir. Vous lui aviez fichu une trouille bleue, il était prêt à n’importe quoi pour se tirer d’une affaire dans laquelle, au fond, il n’était pas pour grand-chose. Je l’ai tué sans joie. Je déteste la mort. Sa disparition était seulement nécessaire, rien de plus. Vous trouverez son corps enterré dans la forêt d’Hez, près de Clermont-de-l’Oise (à trois cent cinquante mètres au nord du lieu-dit « La Cavalerie », j’ai posé là un cairn pour vous indiquer l’endroit exact). Je suis certain que vous saurez annoncer cela très sobrement à sa petite famille.

Mais revenons à l’essentiel, si vous le voulez bien. Vous aurez remarqué le soin que j’ai apporté à reconstituer les lieux avec la plus grande exactitude. Chaque chose y est à sa place, parfaitement à sa place et je suis certain qu’Ellis aurait été heureux de voir ce décor si bien agencé, correspondant si fidèlement à son vœu : la valise et son contenu, acheté plusieurs mois auparavant en Angleterre, le canapé, livré grâce aux bons soins de notre ami Cottet. Le plus difficile a été de trouver ce hideux papier peint dalmatien que prévoit BEE (quelle merveilleuse trouvaille). Il m’a fallu le commander aux États-Unis.

Le choix des jeunes actrices du drame ne fut pas non plus une mince affaire.

Le héros de BEE, Patrick Bateman dans son jargon un peu vulgaire de golden boy, précisait qu’elles avaient de « gros nénés », (« très jeunes, des petits trésors » précise-t-il). J’ai été très attentif à cela. Ainsi qu’à leur âge. Vous devinez sans peine que des jeunes femmes de cet âge avec des seins lourds, il y en a des quantités et que l’important n’était pas là. Il fallait surtout qu’elles soient telles que Patrick Bateman les eût aimées. Là, c’est une question d’intuition. C’est là ce qui différencie le véritable metteur en scène du simple régisseur. La jeune Évelyne était parfaite. Faire l’amour avec elle la première fois n’a pas été trop pénible. Je le faisais parce que c’était nécessaire au plan que j’avais conçu. Je n’avais pas trouvé de solution plus sûre pour la mettre en confiance que de me montrer un client calme, sans trop d’exigence, juste ce qu’il fallait et payant bien. Elle s’est prêtée au jeu avec indifférence et c’est peut-être cet apparent détachement teinté de mépris pour les besoins des hommes qui la payaient qui a emporté ma décision de la recruter. J’ai été très fier d’elle lorsque je l’ai vue arriver à Courbevoie en compagnie de la petite Josiane. Elle aussi était parfaite. Je sais bien m’entourer, c’est essentiel.

J’avais un trac, Camille, ce soir-là, un trac ! Tout était prêt lorsqu’elles sont arrivées. La tragi-comédie pouvait commencer. La réalité allait enfin épouser la fiction. Mieux : la fusion de l’art et du monde allait enfin se faire, grâce à moi. Pendant tout le début de la soirée, mon impatience était si vive que j’ai craint que les deux jeunes filles ne me trouvent trop nerveux.

Nous nous sommes caressés tous les trois, j’ai offert du champagne et je ne leur ai demandé que le minimum nécessaire à mon plan.

Après une heure d’ébats pendant lesquels je leur ai demandé de faire exactement ce que font les héroïnes de BEE, le moment était venu et la poitrine me serrait. Il m’a fallu déployer des trésors de patience pour que leurs corps se trouvent dans la position exacte de leurs modèles. Dès que j’ai eu arraché le sexe d’Évelyne à pleines dents, dès qu’elle a poussé son premier hurlement de douleur, tout s’est passé comme dans le livre, exactement, Camille. J’ai vécu, cette nuit-là, un véritable triomphe.

Oui, c’est cela que j’ai ressenti ce jour-là. Un triomphe. Et je crois pouvoir dire que ce sentiment a été bien partagé par mes deux jeunes filles. Si vous aviez vu comme Évelyne a pleuré de vraies, de belles et longues larmes lorsque, bien plus tard dans la nuit, elle m’a vu m’approcher d’elle avec le couteau à viande ! Et je sais que si Bret Easton Ellis avait daigné lui laisser encore ses lèvres entières à cet instant du drame, Évelyne m’aurait souri de bonheur, je sais qu’elle aussi aurait ressenti ce qui, après avoir été ma longue patience à moi, devenait notre triomphe à tous deux. Je lui ai offert celui d’entrer vivante dans une œuvre d’art et, au-delà de la douleur, totalement sublimée à l’acmé du drame, je sais qu’une part d’elle, la plus profonde, la plus méconnue d’elle sans doute aussi, a passionnément aimé cet instant. Je la tirais de la triste existence où toutes les Évelyne du monde croupissent et j’ai élevé sa petite vie à la hauteur d’une destinée.

Il n’y a pas d’émotion plus profonde, tous les vrais amateurs d’art le savent, que celle qui nous est transmise par les artistes. Ma manière à moi de les rencontrer, ces émotions sublimes, c’est de servir les artistes. Je sais que vous comprenez cela. Tout a été parfaitement respecté. Au détail près. Et la scène que vous avez découverte est la figuration exacte du texte d’origine.