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La lettre avait été postée de Tremblay-en-France.

Cher Commandant,

Je suis heureux de voir que vous vous intéressez à mon travail.

Je sais que vous vous activez dans toutes les directions et que c’est, pour vous et votre équipe, beaucoup de travail et beaucoup de fatigue. J’en suis sincèrement navré. Croyez bien que si je pouvais alléger votre tâche, je le ferais sans hésitation. Mais j’ai une œuvre à poursuivre et ça aussi, je sais que vous pouvez le comprendre.

Allons, je parle, je parle et je ne réponds pas à votre attente.

Donc le Dahlia noir.

Quelle merveille, n’est-ce pas, que ce livre. Et modestement, quelle merveille aussi que mon hommage à cette œuvre magnifique. « Mon » Dahlia, comme vous le dites si joliment, était une putain de dernière zone. Rien de la grâce, certes un peu vulgaire mais si attachante d’Évelyne. Dès notre première rencontre, j’ai compris qu’elle serait mieux à sa place dans le livre d’Ellroy que sur le trottoir. Son physique était, dirons-nous, adéquat. Ellroy le décrit mais il décrit davantage le corps mort que le corps vivant. Des nuits entières je me suis répété les phrases du livre tandis que je déambulais comme une âme en peine dans les rues à bordels de Paris. Je désespérais de trouver jamais la perle rare. Et elle m’est apparue un jour, sans crier gare, bêtement, je dirais, à l’angle de la rue Saint-Denis. Elle était vêtue de la manière la plus criarde qui soit, avec des bottes montantes rouges et des sous-vêtements largement visibles par le décolleté ouvert et la jupe fendue sur le devant. C’est son sourire qui m’a décidé. Manuela avait une grande bouche et des cheveux d’un noir profond et véritable. J’ai demandé le prix et je suis monté avec elle. Une épreuve, Camille, je vous assure. Le lieu sentait toutes les misères, la chambre exhalait une odeur de sueur que la bougie aromatique qui brûlait sur une commode ne parvenait pas à masquer, le lit était un grabat sur lequel personne d’à peu près sain n’aurait voulu s’allonger. Nous avons fait cela debout, c’était le mieux.

Le reste fut une longue affaire de stratégie. Ces prostituées sont méfiantes et leurs protecteurs, quand ils n’apparaissent pas directement, font sentir leur présence derrière les portes entrouvertes. On croise des ombres dans les couloirs. Il m’a fallu revenir plusieurs fois, lui sembler un client tranquille, gentil, peu exigeant, attachant.

Je ne souhaitais pas me rendre trop souvent dans ce bordel, ni aux mêmes heures. Je craignais que ma présence soit remarquée, que ses camarades puissent ensuite me reconnaître.

Je lui ai donc proposé de nous voir à l’extérieur « pour la nuit ». Son prix serait le mien. Je ne pensais pas alors que cette question serait si difficile à négocier. Il fallait discuter avec son souteneur. J’aurais pu changer d’avis, me mettre à la recherche d’une autre complice mais j’avais projeté sur cette fille toutes les images du livre. Je la voyais si parfaitement dans le rôle que je n’ai pas eu le courage d’y renoncer. J’ai donc rencontré le gros Lambert. Quel personnage ! Je ne sais pas si vous l’avez connu de son vivant — ah oui, il est mort, je vais y revenir. C’était quelqu’un de très… romanesque. Caricatural au-delà du raisonnable. Il m’a pris de haut et je me suis laissé faire. C’était le jeu. Il voulait « savoir à qui il avait affaire », m’a-t-il expliqué. Il aimait son métier, cet homme-là, je vous assure. Je suis bien certain qu’il devait tabasser ses filles comme les autres mais il tenait sur elles un discours très protecteur, très paternaliste. Bref, je lui ai expliqué que je voulais « sa fille » pour une nuit. Il m’a escroqué, je vous assure, Camille… une honte. Enfin, c’était le jeu. Il a exigé de connaître l’adresse de notre rencontre. La stratégie devenait serrée. Je lui en ai fourni une fausse avec des réticences d’homme marié. Ça a suffi pour le rassurer. C’est du moins ce que je croyais. Manuela et moi nous sommes retrouvés le lendemain, un peu plus loin sur le boulevard. Je craignais qu’on m’ait fait faux bond mais l’affaire, pour eux, était une bonne affaire.

Dans le quartier de la rue de Livy, à deux pas de la décharge, se trouvent plusieurs pavillons inhabités depuis des lustres parce que promis à la démolition. Certains ont vu toutes leurs ouvertures bouchées par des parpaings, des planches, c’est sinistre. Deux autres ne sont que désertés. J’ai choisi celui du 57 ter. J’y ai conduit Manuela de nuit. J’ai bien senti que la jeune fille n’était pas très rassurée d’arriver dans un tel quartier. Je me suis montré gentil, maladroit, comme empêtré, de quoi redonner confiance à la putain la plus rétive.

Tout était prêt. A peine entrés, je lui ai appliqué un coup de masse derrière la tête. Elle s’est affaissée avant d’avoir eu le temps de dire ouf. Après quoi, j’ai transporté son corps jusqu’à la cave.

Elle s’est réveillée deux heures plus tard, attachée à la chaise, sous la lampe, nue. Elle frissonnait et son regard était affolé. Je lui ai expliqué tout ce qui allait se passer et, durant les premières heures, elle s’est beaucoup tortillée pour tenter de se libérer, elle essayait de hurler quoique le scotch qui lui barrait le visage ne lui laissât pourtant rien espérer de ce côté. Cette excitation m’agaçait. J’ai choisi de lui briser les jambes dès le début. Avec une batte de base-bail. Après cela, les choses ont été plus faciles. Incapable de se lever ; elle ne pouvait plus que ramper sur le sol et encore, jamais très longtemps. Ni très loin. Ma tâche en a été grandement facilitée tant pour la fouetter, comme il est dit dans le livre, que pour brûler ses seins avec les cigarettes. Le plus difficile était évidemment de réussir, du premier coup, le sourire du Dahlia noir. Je n’avais évidemment pas droit à l’erreur. En fait, ce fut un grand moment, Camille.

Dans mon travail, vous le savez, tout a son importance.

A la manière d’un puzzle qui ne trouve sa perfection formelle qu’une fois que toutes les pièces sont assemblées, chacune a sa juste place. Qu’une seule pièce vienne à manquer et c’est toute l’œuvre qui est autre, ni plus belle ni moins belle, différente. Or ma mission, à moi, c’est de faire en sorte que la réalité imaginaire de nos grands hommes soit exactement reproduite. C’est cet « exactement » qui fait la grandeur de ma tâche et c’est en cela que le moindre détail doit être attentivement étudié, pesé dans toutes ses conséquences. D’où l’extrême importance de réussir ce sourire, de le réussir totalement. Mon art, c’est l’imitation, je suis un reproducteur, un copiste, un moine autant dire. Mon abnégation est totale, mon dévouement sans limite. J’ai voué mon existence aux autres.

Lorsque j’ai enfoncé la lame sous son oreille d’un bon centimètre en lui tenant la tête par les cheveux, le plus près possible du crâne, et que j’ai creusé l’entaille profonde jusqu’à la commissure de la bouche, j’ai senti à l’ampleur de mon geste, au hurlement véritablement animal, qui s’est levé du plus profond de son corps et est venu s’épanouir à la sortie de cette demi-bouche nouvelle dont le sang coulait lourdement en grosses larmes longues, j’ai senti que mon œuvre se réalisait. Je me suis appliqué, lorsque j’ai entamé la seconde partie de notre sourire : l’entaille était légèrement trop profonde peut-être, je ne sais pas… Reste que ce sourire du Dahlia a été pour moi, vous l’imaginez, une merveilleuse récompense. Ce sourire magnifique, c’était tout à coup, dans ma vie, toute la beauté du monde condensée dans l’œuvre. J’ai vérifié une nouvelle fois à quel point ma mission trouvait son sens dans mon application scrupuleuse.