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Si l’on disait que la jeune fille avait été « retrouvée dans cette robe » c’est parce qu’elle n’avait pas été tuée dedans. La jeune fille avait été battue et tuée dans d’autres vêtements, et environ trente-six heures plus tard, elle avait été revêtue de cette foutue robe de bal et là encore, surgissait un détail étrange. L’assassin ne s’était pas contenté de balancer le corps dans la flotte.

Il avait déposé le corps de la jeune fille avec une sorte de délicatesse et tant les plis de la robe que la profondeur à laquelle le visage avait été enfoncé dans la vase, tout dénotait une application, une sorte de luxe de précautions tout à fait étonnant de la part d’un homme qui l’avait tuée à coups de marteau quelques heures auparavant.

Les enquêteurs restaient évidemment perplexes sur la signification de ce détail.

Aujourd’hui, grâce à la mise au jour du Crime d’Orcival, un roman d’Émile Gaboriau paru en 1867 et que Ballanger avait classé parmi les romans fondateurs du genre policier, aucun des étranges détails de ce crime ne semblait plus mystérieux. La comtesse de Trémorel, la victime du roman de Gaboriau, était, comme la petite Perrin, une blonde aux yeux bleus. Il ne faisait pas de doute que, tant la manière dont le corps avait été disposé, que la manière dont elle avait été tuée, que ses vêtements, que le morceau de tissu gris qu’elle tenait encore dans la main gauche, bref que chaque détail correspondait trait pour trait au roman. Perfection du détail : la robe même avait été fabriquée à la date de l’action romanesque. Pour Camille, il n’y avait évidemment pas l’ombre d’un doute, il se trouvait face à une quatrième affaire.

— Sauf l’empreinte, lâcha Le Guen. Pourquoi ce type laisse-t-il une fausse empreinte sur chaque corps et pas sur celui-là ?

— Ce type ne commence à signer ses crimes qu’à partir de Glasgow, ne me demande pas pourquoi. Ensuite, il les signe tous. Ce qui veut dire qu’il n’y en a plus d’autres à découvrir depuis. C’est la seule bonne nouvelle.

— Maintenant, il n’y a plus que les affaires à venir, dit Le Guen comme s’il se parlait à lui-même.

6

Irène avait fait de la tisane.

Installée dans l’un des fauteuils du salon, elle regardait la pluie qui avait débuté dans la soirée battre maintenant les vitres avec un entêtement calme qui en disait long sur sa résolution.

Ils avaient fait une sorte de dînette. Irène ne préparait plus que des plats froids. Sans compter que, depuis le début du mois, elle n’avait plus l’énergie de cuisiner. Elle ne savait jamais à quelle heure ils pourraient se mettre à table.

— Joli temps pour les crimes, mon amour… lâcha-t-elle pensivement en tenant sa tasse à deux mains, comme pour se réchauffer.

— Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-il.

— Oh, pour rien…

Il prit le livre qu’il était en train de feuilleter et vint s’installer à ses pieds.

— Fatig…

— Fatiguée ?

Ils avaient parlé en même temps exactement.

— Comment on appelle ça ? demanda Camille.

— Je ne sais pas. Communication des inconscients, je suppose.

Ils restèrent ainsi un long moment, chacun dans ses pensées.

— Tu t’ennuies beaucoup, n’est-ce pas ?

— Maintenant, oui. Je trouve le temps long.

— Tu veux faire quelque chose demain soir ? demanda Camille sans conviction.

— Accoucher, j’aimerais bien…

— Il faut que je retrouve ma trousse de secourisme.

Il avait posé le livre près de lui et tournait distraitement les pages, laissant défiler ainsi les peintures du Caravage. Il s’arrêta sur la reproduction de la Madeleine en extase. Irène se pencha légèrement pour voir par-dessus son épaule. Sur la toile, Madeleine y tend le visage vers le ciel, la bouche ouverte, les mains croisées sur son ventre. Sa longue chevelure rousse coule sur son épaule droite jusqu’à souligner sa poitrine dont le sein gauche est à peine revêtu. Camille aimait cette image de femme. Il revint quelques pages en arrière et détailla un instant celui de Marie que Caravage faisait figurer dans Le Repos pendant la fuite en Egypte.

— C’est la même ? demanda Irène.

— Je ne sais pas.

Celle-ci était penchée sur son enfant. Sa chevelure ici était d’une rousseur tirant sur le pourpre.

— Je crois qu’elle jouit, dit Irène.

— Non, je crois que c’est Thérèse qui jouit.

— Elles jouissent toutes.

Madeleine en extase, Marie à l’enfant. Il ne le dit pas mais c’est ainsi, lorsqu’il pensait à elle, qu’il voyait Irène. Il la sentait dans son dos, lourde et chaude. Les conséquences de l’arrivée d’Irène dans sa vie avaient été incalculables. Il attrapa sa main par-dessus son épaule.

Mercredi 23 avril

1

Le genre de femme dont on ne dit rien, ni belle ni laide, presque sans âge. Un visage qu’on connaît, qui fait partie de la famille, comme une ancienne copine de classe. Une quarantaine imprécise, des vêtements d’une sagesse décourageante et le décalque, simplement féminisé, de son frère, Christine Lesage est assise en face de Verhœven, les mains sobrement croisées sur ses genoux. A-t-elle peur, est-elle impressionnée, difficile de le dire. Son regard fixe obstinément ses genoux. Camille croit lire en elle une détermination pouvant aller jusqu’à l’absurde. Si son visage a une ressemblance proprement étonnante avec celui de son frère, Christine Lesage laisse deviner une volonté plus forte.

Il y a pourtant en elle quelque chose d’égaré, ses yeux fuient parfois un court instant, comme si elle perdait pied.

— Madame Lesage, vous savez pourquoi vous êtes ici… commence Camille en reposant ses lunettes.

— Au sujet de mon frère, m’a-t-on dit…

Sa voix, qu’il entend pour la première fois, est mince, un peu trop élevée, comme si elle avait eu à répondre à une provocation. La manière même dont elle a prononcé le mot « frère » en dit long. Réflexe de mère, en quelque sorte.

— Tout à fait. Nous nous interrogeons à son sujet.

— Je ne vois pas ce qui pourrait lui être reproché.

— C’est ce que nous allons essayer de voir ensemble, si vous le voulez bien. J’aimerais avoir, de votre part, quelques éclaircissements.

— J’ai dit ce que j’avais à dire à votre collègue…

— Oui, reprend Camille en désignant le document posé devant lui, mais justement, ce que vous avez à dire n’est pas grand-chose.

Christine Lesage recroise ses mains sur ses genoux. L’entretien, pour elle, vient de s’achever.

— Nous nous intéressons tout particulièrement à votre séjour en Grande-Bretagne. En… (Camille chausse ses lunettes un bref instant pour consulter son mémo) juillet 2001.

— Nous n’étions pas en Grande-Bretagne, inspecteur.

— Commandant.

— Nous étions en Angleterre.

— Vous êtes certaine ?

— Pas vous ?

— Eh bien non, pour tout vous dire, pas nous… En tout cas, pas tout le temps. Vous arrivez à Londres le 2 juillet… Nous sommes d’accord ?

— Peut-être…

— Certain. Votre frère quitte Londres le 8, pour Édimbourg. En Écosse, madame Lesage. En Grande-Bretagne, en quelque sorte. Son billet de retour confirme son retour à Londres le 12. Je me trompe ?

— Si vous le dites…

— Vous ne vous êtes pas rendu compte que votre frère s’était absenté près de cinq jours ?