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— Je crois, oui, on a discerné ça par les traces de son bronzage. Qu’est-ce que vous voulez me dire, Lesage ?

— Je crois… que c’est Roseanna.

3

Boulevards périphériques, grandes artères, avenues, canaux, hauts lieux de passage. Il s’en passe des drames et des vilenies, des accidents et des deuils, dans ces endroits-là. A l’œil nu, tout y défile sans cesse et rien ne semble s’y arrêter sauf ce qui y tombe et dont la trace disparaît aussitôt, comme engloutie dans les eaux d’un fleuve. On ne pourrait même pas faire le compte de ce qu’on y retrouve : des chaussures et des tôles, des vêtements, des fortunes, des stylos, des cartons, des gamelles et des bidons.

Et même des corps.

25 août 2000. Les services de l’Équipement s’apprêtaient à faire circuler une grue à godets chargée d’explorer les bas-fonds pour en faire remonter une vase sans nom et la déverser dans un bac.

Les badauds n’en rataient pas une. Pêcheurs, retraités, voisins, passants, tous s’arrêtaient sur le pont Blériot pour regarder la manœuvre.

Vers 10 h 30, le moteur se mit à ronfler en hoquetant, lâchant des gaz d’échappement noirs comme de la suie. La barge de réception, calme comme un poisson mort, attendait au milieu du canal. Quelques minutes plus tard, la grue était en position à ses côtés. La benne béante faisait face au pont sur lequel s’était attroupée une douzaine de personnes. Lucien Blanchard, responsable de la manœuvre, debout près de la grue, donna le signal du départ d’un geste de la main au conducteur de l’engin qui bascula le levier de commande. Un bruit sec et métallique se fit entendre. La large benne eut un brusque soubresaut. Elle s’orienta face au pont et amorça sa première descente dans l’eau.

Elle n’avait pas fait un mètre que l’attention de Lucien Blanchard fut attirée par le mouvement des gens qui observaient depuis le pont de l’écluse. Ils parlaient entre eux en désignant la benne. Trois ou quatre personnes lui criaient quelque chose et faisaient de grands gestes, les bras tendus au-dessus de leur tête. Lorsque la benne s’enfonça dans l’eau, les gens se mirent à crier plus fort et Blanchard comprit que quelque chose se passait. Sans même savoir pourquoi, il hurla au conducteur de l’engin de stopper la manœuvre. La benne s’immobilisa immédiatement, à demi plongée dans l’eau. Blanchard regardait le pont, trop loin pour comprendre ce que les gens lui criaient. Un homme, au premier plan, les bras tendus, les mains largement ouvertes, faisait des gestes de bas en haut. Blanchard comprit qu’on lui demandait de faire remonter la benne. Agacé, il jeta sa cigarette sur le pont. Habitué à diriger seul la manœuvre, il supportait mal d’être ainsi interrompu. En fait, il ne savait pas quoi faire, contrarié par son indécision même. Comme tout le monde, sur le pont de l’écluse, avait adopté le geste de l’homme et lui faisait de grands signes en continuant de crier, il se décida enfin et commanda la manœuvre de remontée. La benne ressortit de l’eau, fit un brusque mouvement en arrière, et s’immobilisa de nouveau. Lucien Blanchard s’avança, fit signe au conducteur de descendre la benne pour voir ce qui se passait. Dès qu’elle fut à la hauteur de son regard, Blanchard comprit qu’il était dans de sales draps. Au fond de la benne dégoulinante d’eau apparaissait le corps nu d’une femme à demi enfoncé dans une mare de vase noirâtre.

Les premières constatations décrivaient le corps comme celui d’une femme de 25 à 30 ans. Les photos ne rendaient pas hommage à son éventuelle grâce. Camille les avait étalées sur son bureau, une douzaine de clichés, grand format.

En fait, même de son vivant, elle n’avait pas dû être particulièrement belle. Des hanches larges, des seins très petits, des cuisses lourdes. Son aspect semblait brouillon comme si la nature avait fait les choses un peu distraitement, mélangeant, dans le même corps, des éléments disparates, des lourdeurs et des minceurs, un derrière imposant avec des petits pieds de Japonaise. La jeune femme avait dû faire quelques séances de rayons ultraviolets (les analyses d’épiderme démentaient qu’il se soit agi du soleil). On distinguait nettement les traces laissées autour du maillot de bain qu’elle avait dû porter. Le corps ne possédait aucune marque évidente de violence, à l’exception d’une sorte d’écorchure qui partait de la taille pour finir au niveau de l’os iliaque. Des traces résiduelles de ciment laissaient penser que le corps de la jeune femme avait été tiré sur le sol. Quant à son visage, ramolli par son séjour dans l’eau et la vase, il laissait voir des sourcils noirs, assez épais, une bouche plutôt grande, des cheveux bruns mi-longs.

L’enquête, confiée au lieutenant Marette, montra que la jeune femme avait été étranglée après avoir subi des violences sexuelles à caractère pervers. Quoique le meurtrier ait agi avec violence et brutalité, il ne s’était pas acharné sur le corps. Il y avait eu viol avec sodomie puis strangulation.

Camille avançait lentement dans sa lecture. À plusieurs reprises il releva la tête, comme s’il voulait s’imprégner des informations avant de poursuivre sa lecture, comme s’il espérait qu’un déclic allait soudain s’opérer. Rien ne venait. L’enquête était d’une tristesse à mourir. On n’y apprenait rien ou presque.

Le rapport d’autopsie ne permit pas à Camille d’affiner le portrait mental qu’il se faisait de la victime. Elle avait environ 25 ans, mesurait 1,68 m, pesait 58 kilos et ne portait aucune cicatrice. Les marques laissées par les U.V. montraient qu’elle avait porté un maillot deux pièces, des lunettes et des sandales de plage. La victime ne fumait pas et n’avait pas eu d’enfant ni fait de fausse couche. On devinait qu’elle avait été soignée et propre, sans souci excessif de son apparence. Elle ne portait aucune trace d’un éventuel bijou que son assassin aurait pu lui retirer, ni de vernis à ongles, ni même de trace de maquillage. Son dernier repas avait été pris six heures avant sa mort. Il était composé de viande, de pommes de terre, de fraises. Elle avait bu une importante quantité de lait.

Le corps semblait être resté une douzaine d’heures dans la vase avant d’être découvert. Deux éléments, dans ces constatations, avaient toutefois attiré l’attention des enquêteurs, deux éléments étranges sur lesquels aucun rapport ne proposait d’autre conclusion que les évidences d’usage, du moins pour le premier d’entre eux. Tout d’abord la victime avait été retrouvée allongée dans la benne recouverte de vase.

La présence de cette vase était un fait étonnant. Le corps se trouvait dans la benne avant que la manœuvre de dragage ne commence. La pelle avait entamé sa plongée dans l’eau du canal mais elle n’était pas descendue suffisamment profond pour ramener toute cette vase. Il fallait bien en conclure, quoique ce détail semble surprenant, que l’assassin avait déposé de la vase dans la benne après y avoir déposé le cadavre. À quelle motivation ce geste pouvait-il correspondre…? Le lieutenant Marette n’avait fait aucune hypothèse, se contentant de relever le fait avec insistance. À mieux y regarder, toute cette scène était bien étrange. Camille tenta de la reconstituer, il retourna toutes les solutions possibles et conclut que le meurtrier avait dû effectuer un curieux travail. Après avoir hissé le corps dans la benne (d’après le rapport, la hauteur au sol n’excédait pas 1,30 m), il avait dû tirer de la vase du canal (l’analyse était formelle sur ce point, il s’agissait bien de la même) pour la jeter ensuite sur le corps. La quantité déposée supposait qu’il avait dû s’y reprendre à de nombreuses reprises s’il avait utilisé un seau ou quelque chose de ce genre. Les enquêteurs de l’époque restaient très indécis sur la signification de ce geste.