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Camille sentit, dans l’échiné, un curieux picotement. Ce détail était évidemment troublant. Aucune raison logique n’avait pu présider à un tel geste sauf s’il s’agissait bien de la reconstitution d’un livre…

Le second fait curieux était ce que Louis avait noté dans son abstract, à savoir une étrange marque sur le corps de la victime. Elle ressemblait à une tache de naissance comme on en trouve sur de nombreux corps. Les premières constatations la répertoriaient d’ailleurs comme telle. On avait procédé rapidement. Quelques photos sur place, les habituels relevés topographiques, les mesures d’usage. L’examen du corps proprement dit était effectué à la morgue. Selon le rapport d’autopsie, il s’agissait, en fait, d’une fausse tache. D’environ 5 cm de diamètre, de couleur brune, elle avait été faite avec une peinture acrylique d’usage courant, appliquée soigneusement au pinceau. Sa forme évoquait vaguement la forme d’un animal. Les enquêteurs, selon les priorités de leur inconscient, penchaient tantôt pour une forme de cochon, tantôt pour un chien. On trouvait même quelqu’un de suffisamment versé dans la zoologie, un certain Vaquier qui avait participé à l’enquête, pour avoir imaginé un phacochère. La tache avait été recouverte de vernis transparent mat, à base d’acide siccatif, du genre de ceux qu’on utilise en peinture d’art. Camille analysa ce fait avec attention. Il avait déjà lui-même utilisé cette technique, autrefois, lorsqu’il travaillait à l’acrylique. Il l’avait ensuite abandonnée au profit de l’huile mais se souvenait encore de l’odeur d’éther de ces vernis, odeur entêtante dont on ne parvient pas à savoir si elle est agréable ou non et qui vous donne un mal de crâne effroyable en cas, comme on dit, d’utilisation prolongée. Pour Camille, ce geste ne pouvait signifier qu’une chose. Le meurtrier avait souhaité que cette tache reste, que le séjour du corps dans l’eau mêlée de vase ne l’efface pas.

La recherche effectuée à l’époque au fichier des personnes disparues ne donna rien. Le signalement fut communiqué à tous les services susceptibles d’apporter une quelconque information, en vain. L’identité de la victime n’avait jamais été établie. Les recherches à partir des indices n’avaient rien donné, quoiqu’elles fussent menées avec soin par le lieutenant Marette. Tant la peinture que le vernis étaient d’usage trop courant pour constituer une éventuelle piste. Quant à la présence de la vase en telle quantité, le fait restait inexpliqué. Le dossier avait été laissé en l’état, faute de pistes suffisantes.

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— Merde, tu prononces ça comment, toi ? dit Le Guen en plissant les yeux sur les noms : Sjöwall et Wahlöö.

Camille ne fit aucun commentaire. Il se contenta d’ouvrir le livre, Roseanna, en déclarant :

— Page 23 : « Morte étranglée, songea Martin Beck. Il feuilleta la série de photographies : l’écluse, le dragueur, la benne en premier plan, le corps étendu sur le môle, le corps à la morgue. […] Il la voyait devant lui telle qu’elle était sur la photo, nue et abandonnée, les épaules étroites, une mèche noire dessinant sa volute en travers de sa gorge. […] Elle mesurait 1,66 m, avait les yeux gris-bleu et les cheveux châtain clair. Des dents saines. Ni cicatrices opératoires ni autres marques particulières à l’exception d’une tache de naissance située à la partie supérieure de la face interne de la cuisse gauche à environ 3,75 cm de l’aine. Cette envie, brune et ayant sensiblement la taille d’une pièce de 10 ores, de contour inégal, avait la forme d’un petit cochon… »

— D’accord… lâcha Le Guen.

— « … Le dernier repas qu’elle avait absorbé, reprit Camille en poursuivant sa lecture, était antérieur de trois à cinq heures à la mort. Elle avait mangé de la viande, des pommes de terre, des fraises et bu du lait… » Et ici :

« C’était une femme. Ils l’allongèrent sur une bâche au bord du canal. L’homme de pont… Non, ça je laisse, attends, c’est ici, tiens : Elle était nue et ne portait aucun bijou. Sa peau était bronzée et, à en juger par les traces plus claires, elle avait pris des bains de soleil en bikini. Elle avait les hanches larges et les cuisses fortes.

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Louis et Maie val avaient récapitulé l’ensemble des éléments de l’enquête du canal de l’Ourcq. L’impasse tenait principalement à l’échec dans la recherche de l’identité de la jeune victime. Consultation de tous les fichiers disponibles, transmission aux banques de données internationales. Les efforts n’avaient pas été ménagés. En devinant, à l’extrémité de la salle, la silhouette de Cob masquée par ses écrans, Verhœven pensa au paradoxe que représentait la disparition pure et simple d’une jeune femme dans une société aussi bien mise en fiches. Répertoires, listes, inventaires, enregistrement de tous les éléments significatifs de nos vies, traçage du moindre de nos appels, de nos déplacements, de nos dépenses, certaines destinées individuelles parvenaient, par une suite de coïncidences et de conjonctions imprévisibles qui tenaient du miracle, à échapper à toute recherche. Une jeune femme de 25 ans qui avait eu des parents, des amis, des amants, des employeurs, un état civil, pouvait disparaître purement et simplement. Un mois pouvait passer sans qu’une amie s’étonne qu’elle ne l’appelle plus, une année entière pouvait fondre sans qu’un petit ami, pourtant si amoureux naguère, s’inquiète de ne pas la voir revenir de voyage. Parents sans carte postale, appels restés sans réponse, la jeune fille a disparu avant d’être morte à leurs yeux. À moins qu’il ne s’agisse d’une solitaire, d’une orpheline, d’une rebelle en fuite, tellement en colère contre le monde qu’elle a cessé de leur écrire à tous. Peut-être, avant qu’elle disparaisse, avaient-ils déjà tous disparu à ses yeux.

Sur le tableau papier, Louis avait fait une rétrospective à l’intention de tous, comme si cela avait été nécessaire. En quelques jours, les affaires étaient venues au jour à une cadence que personne ne pouvait suivre :

7 juillet 2000 : Corbeil : Le Crime d’Orcival (Gaboriau). Victime : Maryse Perrin (23 ans)

24 août 2000 : Paris : Roseanna (Sjöwall et Wahlöö). Victime : ?

10 juillet 2001 : Glasgow : Laidlaw (McIlvanney). Victime : Grâce Hobson (19 ans)

21 novembre 2001 : Tremblay : Le Dahlia noir (Ellroy). Victimes : Manuela Constanza (24 ans) + Henri Lambert (51 ans)

11 avril 2003 : Courbevoie : American Psycho (B. E. Ellis). Victimes : Évelyne Rouvray (23 ans) + Josiane Debeuf (21 ans) + François Cottet (40 ans)

— L’équipe qui est sur place à Villeréal, la maison de famille des Lesage, n’a toujours rien trouvé, dit Louis. Ils ont d’abord procédé à une visite du parc. Selon eux, il faudrait des mois pour retourner un pareil espace…

— Christine Lesage est rentrée chez elle, je l’ai fait accompagner, ajouta Maleval.

— Bien.

Il fallait que l’heure soit grave pour qu’Élisabeth renonce à aller fumer sur le trottoir. Fernand s’était absenté un petit moment, en titubant dignement. Ordinairement, lorsqu’il disparaissait à cette heure-ci, on ne le revoyait que le lendemain. Armand n’en paraissait pas contrarié. Il avait fait main basse sur le dernier paquet de cigarettes de son coéquipier et pouvait attendre sereinement le prochain ravitaillement.

Mehdi et Maleval d’un côté, Louis et Élisabeth de l’autre procédaient aux recoupements entre les éléments qu’ils possédaient déjà sur Jérôme Lesage et les éléments des cinq affaires dont ils disposaient. Le premier tandem travaillait sur le calendrier, les déplacements, les rendez-vous de Lesage, le second sur les questions de budget. Armand, aidé de Cob qui tentait de satisfaire les demandes de toutes les équipes en lançant des requêtes simultanées, se concentrait de nouveau sur le détail de chacune des cinq affaires, à la lueur des informations qui lui parvenaient des autres groupes. Il faudrait plusieurs heures pour mener à bien un tel travail, dont dépendaient, en majeure partie, les résultats des premiers interrogatoires du lendemain. Plus les éléments de recoupements étaient établis solidement, plus Verhœven pouvait espérer mettre Lesage en difficulté, voire obtenir rapidement des aveux.