— Comment était cet homme ?
— Je ne sais pas, dit Cottet, je ne l’ai eu qu’au téléphone.
— Sa voix ? demanda Louis.
— Voix claire.
— Et ensuite ?
— Il a demandé à visiter le loft. Il voulait faire des photos. Nous sommes convenus d’un rendez-vous. C’est moi qui suis allé sur place. Là, j’aurais dû me douter…
— De quoi ? demanda Louis.
— Le photographe… Il n’avait pas l’air, comment dire… très professionnel. Il est venu avec une sorte de Polaroid. Il posait chaque photo qu’il faisait par terre, les unes à côté des autres, bien rangées, comme s’il craignait de les mélanger. Il consultait un papier avant chaque prise de vue, comme s’il suivait des instructions sans les comprendre. Je me suis dit que ce type était photographe comme moi je suis…
— Agent immobilier ? risqua Camille.
— Si vous voulez, dit Cottet en le fusillant du regard.
— Et vous pourriez le décrire ? reprit Louis pour assurer une diversion.
— Vaguement. Je ne suis pas resté longtemps sur place. Je n’avais rien à y faire, et perdre deux heures dans un local vide pour regarder un type prendre des photos… Je lui ai ouvert, je l’ai regardé un peu travailler et je suis parti. Quand il a eu terminé, il a remis les clés dans la boîte aux lettres, c’était un double, ça pouvait attendre.
— Comment était-il ?
— Moyen…
— C’est-à-dire ? insista Louis.
— Moyen ! s’emporta Cottet. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, moi : taille moyenne… âge moyen… moyen, quoi !
Suivit alors un silence pendant lequel chacun des trois hommes sembla méditer sur la désespérante moyenne du monde.
— Et le fait que ce photographe soit si peu professionnel, demanda Camille, vous a semblé une garantie de plus, n’est-ce pas ?
— Oui, je l’avoue, répondit Cottet. C’était payé en espèces, pas de contrat et je pensais qu’un film… enfin, pour… ce genre de film, nous n’aurions pas de problème avec le locataire.
Camille se leva le premier. Cottet les raccompagna jusqu’à l’ascenseur.
— Vous devrez signer une déposition, bien sûr, lui expliqua Louis, comme s’il parlait à un enfant, vous pourriez être aussi amené à comparaître, alors…
Camille l’interrompit.
— Alors, vous ne touchez à rien. Ni à vos livres, ni à quoi que ce soit. Avec le fisc, vous vous débrouillerez tout seul. Pour le moment nous avons deux filles coupées en morceaux. Alors, maintenant, même pour vous, c’est ça l’essentiel.
Cottet avait le regard perdu, comme s’il cherchait à mesurer des conséquences qu’il pressentait catastrophiques, et sa cravate bariolée jurait tout à coup comme une lavallière sur la poitrine d’un condamné à mort.
— Vous avez des photographies, des plans ? demanda Camille.
— Nous avons réalisé une très belle plaquette de présentation… commença Cottet avec un large sourire de cadre commercial, mais il se rendit compte de l’incongruité de sa satisfaction et relégua aussitôt son sourire dans les pertes et profits.
— Faites-moi parvenir tout ça au plus tôt, dit Camille en tendant sa carte.
Cottet la prit comme s’il craignait les brûlures.
En redescendant, Louis évoqua brièvement les « avantages » de la standardiste. Camille répondit qu’il n’avait rien remarqué.
Même avec deux équipes, l’Identité devrait passer une grande partie de la journée sur place. Le ballet inévitable des voitures, des motos et des camionnettes provoqua un premier attroupement en fin de matinée. C’était à se demander comment des gens avaient eu l’idée de venir jusque-là. Ça ressemblait à la montée des morts vivants dans un film de série B. La presse fut sur place une demi-heure plus tard. Evidemment pas de photos de l’intérieur, évidemment pas de déclaration, mais avec les premières fuites, sur le coup de 14 heures, le sentiment qu’il valait mieux dire quelque chose que laisser la presse livrée à elle-même. De son portable, Camille appela Le Guen et lui fit part de son inquiétude.
— Ici aussi, ça fait déjà du bruit… lâcha Le Guen.
Camille sortit de l’appartement avec une seule ambition : en dire le moins possible.
Pas tant de monde que ça, quelques dizaines de badauds, une petite dizaine de reporters et au premier coup d’œil aucune pointure, que des pigistes et des bouche-trous, l’occasion inespérée de désamorcer la situation et de gagner quelques jours précieux.
Camille avait deux bonnes raisons d’être connu et reconnu. Son savoir-faire lui avait apporté une solide réputation que son mètre quarante-cinq avait transformée en une petite notoriété. Quoiqu’il soit difficile à cadrer dans l’objectif, les journalistes se pressaient volontiers pour interroger ce petit homme à la voix sèche et tranchante. Ils le trouvaient peu loquace mais « carré ».
En certaines occasions, mince avantage au regard des inconvénients, son physique lui avait servi. À peine entrevu, on ne l’oubliait pas. Il avait déjà refusé plusieurs émissions de télévision, se sachant invité dans l’espoir de l’entendre prononcer la tirade délicieusement émotionnelle de celui qui a « magnifiquement surmonté le handicap ». Visiblement les animateurs salivaient en imaginant un reportage d’accroché montrant Camille dans sa voiture d’handicapé, toutes les commandes au volant mais gyrophare sur le toit. Camille ne voulait pas de tout ça et pas seulement parce qu’il détestait conduire. Sa hiérarchie lui en avait su gré. Une fois pourtant, une seule, il avait hésité. Un jour d’orage sombre. Avec de la colère. Un jour sans doute, où il avait fallu faire un trop long trajet en métro, sous des regards fuyants ou goguenards. On lui avait proposé une intervention sur France 3. Après le pathos habituel sur la prétendue mission d’intérêt public qu’il se devait d’incarner, son interlocuteur lui avait fait comprendre à mots couverts qu’il n’y perdrait pas, s’imaginant sans doute que le désir de célébrité taraudait la terre entière. Non, c’était le jour où il s’était cassé la gueule dans la baignoire. Jour de poisse pour les nains. Il avait dit d’accord, la hiérarchie avait fait semblant de consentir de bon cœur.
En arrivant aux studios, passablement déprimé de céder à ce qui n’était même plus une tentation, il avait dû emprunter l’ascenseur. La femme qui l’y avait rejoint, des bobines et des papiers plein les bras, lui avait demandé à quel étage il allait. Camille avait désigné, avec un regard fataliste, le bouton du quinzième, perché à une hauteur vertigineuse. Elle avait fait un très joli sourire mais, dans son effort pour atteindre le bouton, avait aussitôt lâché les bobines. Lorsque l’ascenseur était arrivé à destination, ils étaient encore à quatre pattes à ramasser les boîtiers ouverts et rassembler les papiers. Elle l’avait remercié.
— Quand je pose du papier peint, c’est pareil, l’avait rassuré Camille. Ça vire tout de suite au cauchemar…
La femme avait ri. Elle avait un beau rire.
Il avait épousé Irène six mois plus tard.
Les journalistes étaient pressés.
Il lâcha :
— Deux victimes.
— Qui ?
— On n’en sait rien. Des femmes. Jeunes…
— Quel âge ?
— Dans les vingt-cinq ans. C’est tout ce qu’on peut dire pour l’instant.
— Les corps sortent quand ? demanda un photographe.
— Ça va venir, on est un peu en retard. Des problèmes techniques…