Выбрать главу

Autant de questions que chacun de nous se pose évidemment avec anxiété.

2

Malgré l’assurance dont il avait fait preuve, Jérôme Lesage n’avait sans doute pas fermé l’œil de la nuit. Le visage plus pâle, l’échiné plus basse, il se tenait sur sa chaise avec une raideur d’apparat, regardant fixement la table et serrant ses mains l’une contre l’autre pour tenter d’en arrêter le discret tremblement.

Camille s’installa en face de lui, posa sur la table un dossier et une feuille sur laquelle il avait jeté quelques notes d’une écriture indéchiffrable.

— Nous avons regardé de plus près vos agendas de ces derniers mois, monsieur Lesage.

— Je veux un avocat, répondit Lesage d’une voix grave et tranchante dans laquelle se percevait néanmoins un tremblement nerveux.

— Je vous l’ai dit, ce n’est pas encore le moment.

Lesage le regarda, comme décidé à relever un défi.

— Si vous nous expliquez tout cela, monsieur Lesage, poursuivit Camille en frappant du plat de la main sur son dossier, nous vous laissons rentrer chez vous.

Il chaussa ses lunettes.

— D’abord, votre calendrier. Prenons simplement les derniers mois, voulez-vous ? Au hasard… Le 4 décembre, vous avez rendez-vous avec un confrère, M. Pelissier. Il était absent de Paris et ne vous a pas rencontré à cette date. Les 17, 18 et 19 décembre, vous devez vous rendre à une vente aux enchères à Mâcon. Personne ne vous y voit, vous n’y êtes même pas inscrit. Le 11 janvier, rendez-vous avec Mme Bertleman pour une expertise. Elle ne vous a vu que le 16. Le 24 janvier, vous êtes au Salon de Cologne, pendant quatre jours. Vous n’y mettez même pas les pieds… Le…

— Je vous en prie…

— Pardon ?

Lesage regardait ses mains. Camille avait voulu créer un effet de distance en restant le nez plongé dans ses notes. Lorsqu’il releva la tête, Jérôme Lesage n’était plus le même. La façade de certitude semblait avoir laissé la place à une immense fatigue.

— C’est pour ma sœur… murmura-t-il.

— Pour votre sœur…? Vous faites semblant de travailler pour votre sœur, c’est cela ?

Lesage se contenta d’un bref signe de tête.

— Pourquoi ?

Devant le mutisme de Lesage, Camille laissa passer un long moment et décida de s’engouffrer dans la brèche qui venait de s’ouvrir.

— Vos… absences sont irrégulières mais fréquentes. Le plus embarrassant, c’est qu’elles correspondent très souvent avec des moments où des jeunes filles sont assassinées. Alors, forcément, on se pose des questions.

Camille accorda à Lesage un petit temps de réflexion.

— D’autant plus, reprit-il, que des sommes importantes disparaissent, elles aussi, dans votre budget. Voyons… en février et mars dernier, vous liquidez un portefeuille d’actions appartenant à votre sœur et dont vous avez officiellement la gestion. Difficile d’ailleurs de s’y retrouver, dans vos manipulations boursières. En tout cas, pas moins de quatre mille cinq cents euros d’actions sont liquidés. Je peux vous demander ce que vous avez fait de cet argent ?

— C’est personnel ! dit Lesage en relevant brusquement la tête.

— Ça ne l’est plus depuis que les sommes importantes qui disparaissent de vos comptes correspondent à la période où un assassin prépare des crimes pour lesquels il a besoin de pas mal d’argent, si vous voyez ce que je veux dire.

— Ce n’est pas moi ! hurla le libraire en frappant du poing sur la table.

— Alors, expliquez-moi vos absences et vos dépenses.

— C’est à vous de prouver, pas à moi !

— Nous demanderons au juge ce qu’il en pense.

— Je ne veux pas que ma sœur…

— Oui…?

Lesage avait maintenant produit tout l’effort dont il était capable.

— Vous ne voulez pas qu’elle apprenne que vous ne travaillez pas autant que vous le prétendez, que vous dépensez de l’argent qui lui appartient, c’est cela.

— Laissez-la en dehors de tout ça. Elle est très fragile. Laissez-la.

— Qu’est-ce que vous ne voulez pas qu’elle apprenne ?

Devant son mutisme obstiné, Camille poussa un long soupir.

— Bien, alors reprenons. A la date où Grâce Hobson est assassinée à Glasgow, vous disparaissez alors que vous vous trouvez en vacances à Londres. De Londres à Glasgow, ajouta Camille levant les yeux par-dessus ses lunettes, il n’y a qu’un pas. Au moment où…

Louis entra si discrètement dans la salle d’interrogatoire que Camille ne prit conscience de sa présence que lorsque le jeune homme fut près de lui et se pencha à son oreille.

— Vous pouvez venir un instant ? demanda-t-il en chuchotant. Téléphone. C’est urgent…

Camille se leva lentement, regarda Lesage qui courbait la tête.

— Monsieur Lesage, soit vous pouvez nous expliquer tout cela et le plus tôt sera le mieux, soit vous ne pouvez pas et j’aurai alors d’autres questions, plus intimes, à vous poser…

3

Irène était tombée rue des Martyrs. En manquant le trottoir. Des passants étaient accourus. Irène disait que ça allait mais restait allongée sur le trottoir, se tenant le ventre à deux mains, essayant de reprendre son souffle. Un commerçant avait appelé du secours. Les brancardiers du SAMU l’avaient trouvée quelques minutes plus tard, assise, les jambes écartées, dans la boutique du charcutier dont la femme expliquait à qui voulait l’entendre le détail de l’affaire. Irène, elle, n’en gardait aucun souvenir hormis cette inquiétude et cette douleur qui lui prenait maintenant tout le corps. Le commerçant disait sans arrêt :

— Arrête un peu, Yvonne, tu nous saoules…

On lui avait proposé un verre de jus d’orange. Irène le tenait encore intact entre ses mains, comme un objet de piété.

Et puis on l’avait allongée sur une civière qui s’était frayé un chemin difficile de la boutique à l’ambulance.

Camille, essoufflé par sa course, la trouva dans un lit, au deuxième étage de la clinique Montambert.

— Ça va ? demanda-t-il.

— Je suis tombée, répondit simplement Irène, comme si son esprit était resté fixé à cette évidence incompréhensible.

— Tu as mal ? Qu’est-ce que disent les médecins ?

— Je suis tombée…

Et Irène s’était mise à pleurer tout doucement en le regardant. Camille lui serrait les mains. Lui aussi aurait pleuré si ce visage n’avait ressemblé aussi précisément à celui d’Irène dans son rêve lorsqu’elle lui disait : « Tu ne vois pas qu’il me fait mal…? »

— Tu as mal ? répétait Camille. Est-ce que tu as mal ?

Mais Irène pleurait en se tenant le ventre.

— Ils m’ont fait une piqûre…

— Elle doit d’abord se calmer et retrouver tranquillement ses esprits.

Camille se retourna. Le médecin avait l’air d’un étudiant de première année. Petites lunettes, cheveux un peu longs, sourire post-adolescent. Il s’approcha du lit et prit la main d’Irène.

— Ça va aller, n’est-ce pas ?