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A quoi tient la magie d’un livre ? En voilà un autre grand mystère… Celui-ci est immobile comme les eaux du canal de l’Ourcq, il s’y passe bien peu de chose. C’est une longue patience. Martin Beck, le détective, est un homme que je trouve morose et attachant, si éloigné des misérables privés de bien des auteurs américains et des enquêteurs plats et ratiocinants de trop de nos auteurs français.

Évidemment, écrire un « Roseanna » à la française, comme je l’ai fait, était une gageure. Il fallait que le décor soit une transposition crédible, que vous retrouviez l’atmosphère même de l’œuvre originale dans sa réalisation. Sur ce point, je n’ai pas lésiné sur les moyens.

Aussi, imaginez, Camille, ma joie, je dirais même ma jubilation lorsque, ce matin du 25 août, posté au milieu des autres badauds sur l’écluse du canal, j’ai vu la benne se tourner vers nous comme se serait levé un rideau de théâtre, que j’ai vu l’homme accoudé sur la balustrade près de moi, s’écrier : « Regarde, il y a une bonne femme là-dedans…! » La nouvelle s’est répandue dans le petit groupe comme une traînée de poudre. Vous imaginez ma joie.

Ma jeune recrue… Vous aurez remarqué, j’en suis certain, comme son physique est le portrait fidèle de Roseanna, même corps un peu lourd et sans grâce, mêmes articulations fines.

Sjöwall & Wahlöö restent très imprécis sur la nature de la mort de Roseanna. On apprend tout au plus que « la victime a trouvé la mort par strangulation accompagnée de violences sexuelles ». Le meurtrier, nous dit-on, « a agi avec brutalité. On a noté des indices de tendance perverse ». Voilà qui me laissait un vaste champ de liberté. Les auteurs, toutefois, étaient formels : « Il n’y a pas eu tellement de sang répandu. » C’est avec cela que je devais me débrouiller. Le plus déconcertant restait bien sûr le passage où est précisé : « Il n’est pas exclu qu’elle ait subi des mutilations après sa mort. Ou, tout au moins, quand elle était inconsciente. Il y a, dans le rapport d’autopsie, un certain nombre de détails qui permettent de le supposer. »

Bien sûr, il y avait cette « écorchure » allant de la taille à l’os iliaque, mais quoi ? comment l’auriez-vous interprétée, vous ?

J’ai opté pour une écorchure avec un pain de ciment que j’ai fabriqué dans ma cave. Je crois réellement que les auteurs auraient salué la sobriété de cette solution. Pour le reste, la jeune personne a été étranglée à mains nues après que je l’eusse sodomisée très violemment avec un chausse-pied. Quant à la mention des mutilations, elle aussi bien vague, j’ai choisi de faire d’une pierre deux coups en choisissant ce chausse-pied qui a, je crois, convenablement détruit les muqueuses et répandu peu de sang.

Le plus délicat était évidemment de réaliser cette fausse tache de naissance. Vos analyses vous auront sans doute appris que j’ai utilisé un produit tout ce qu’il y a de plus standard. De même, j’ai dû chercher beaucoup pour trouver une silhouette d’animal correspondant à la tache de Roseanna. Je n’ai pas la chance d’être, comme vous, un dessinateur émérite.

J’ai transporté le corps dans une voiture de location jusqu’au canal de l’Ourcq. Savez-vous, Camille, que j’avais attendu presque un an avant que la direction de l’Équipement se décide à draguer un segment du canal correspondant au lieu de l’action ? On aurait bien des choses à dire sur l’administration ! Je plaisante, Camille, vous me connaissez.

Je suppose que vous devez bouillir d’impatience de connaître la réponse à la question que vous vous posez depuis que vous avez eu connaissance de cette affaire :

« Qui était Roseanna ? »

Roseanna s’appelait en réalité Alice Hedges. Elle devait être quelque chose comme étudiante (je vous joins ses papiers pour que vous puissiez retrouver, si vous avez de la chance, la trace de sa famille dans l’Arkansas et les remercier pour la coopération dont leur fille a fait preuve). Une part importante, majeure, dirais-je même, de mon travail consistait à ce que la victime ne soit pas identifiée rapidement, comme dans le livre dont le mystère essentiel tient au mystère de son identité. Roseanna est avant tout l’histoire de cette quête et il aurait été ridicule, obscène même, que vos services découvrent son identité en deux jours. Je l’ai rencontrée à la frontière hongroise, six jours auparavant. La jeune fille faisait de l’auto-stop. Mes premières conversations avec Roseanna m’ont appris que la jeune fille n’avait plus donné signe de vie à ses parents depuis presque deux ans et qu’elle vivait seule avant d’entreprendre ce voyage en Europe dont personne, dans son entourage, n’était informé. C’est ce qui m’a permis de réaliser ce petit chef-d’œuvre dont je suis bien heureux qu’il soit enfin reconnu.

Vous devez me trouver bavard. C’est que je n’ai guère de monde à qui parler de mon travail. Depuis que j’ai compris ce que me demandait le monde, je m’épuise à répondre à ses attentes sans grand espoir de dialogue. Dieu que le monde est ignorant, Camille. Et combien volatil. Comme sont rares les choses qui laissent vraiment des traces. Personne ne comprenait ce que je voulais offrir au monde et j’ai été en colère, parfois, je l’avoue. Oui, je me suis révolté, et même au-delà de ce que vous pouvez imaginer. Vous me pardonnerez ce lieu commun, la colère est bien mauvaise conseillère. Il a fallu que je relise avec sérénité les grands classiques dont seule la fréquentation peut vous faire espérer une élévation de l’âme pour qu’enfin la rage qui s’était emparée de moi se calme. Des mois et des mois pour accepter de renoncer à n’être que ce que je suis. Ce fut une rude bataille mais j y suis parvenu et finalement, voyez comme j’ai été bien récompensé. Car, aux ténèbres de cette période ont succédé les lumières de la révélation. Le mot n’est pas trop fort, Camille, je vous assure. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ma colère contre le monde était soudain tombée et j’ai enfin compris ce qui m’était demandé, j’ai compris pourquoi j’étais là, j’ai compris ce qu’était ma mission. Le succès invraisemblable de la littérature policière montre, à l’évidence, à quel point le monde a besoin de mort. Et de mystère. Le monde court après ces images non parce qu’il a besoin d’images. Parce qu’il n’a que cela. Hormis les circonstances guerrières et les incroyables boucheries gratuites que la politique offre aux hommes pour calmer leur incoercible besoin de mort, qu’ont-ils ? Des images. L’homme se rue sur les images de mort parce qu’il veut de la mort. Et seuls les artistes sont à même de l’apaiser. Les écrivains écrivent de la mort pour les hommes qui veulent de la mort, ils font du drame pour calmer leur besoin de drame. Le monde en veut toujours plus. Le monde ne veut pas seulement du papier et des histoires, il veut du sang, du vrai sang. L’humanité tente bien de donner droit à son désir en transfigurant le réel. N’est-ce pas d’ailleurs à cette mission de calmer le monde en lui offrant des images que votre mère, une grande artiste, a consacré son œuvre ? — mais ce désir est insatiable, irréfragable. Il veut du réel, du vrai. Il veut du sang. N’y avait-il pas, entre la figuration artistique et la réalité, une voie étroite pour qui aurait suffisamment de compassion envers l’humanité pour se sacrifier un peu pour elle ? Oh, Camille, je ne me prends pas pour un libérateur, non. Ni pour un saint. Je me contente de jouer ma petite musique à moi, modestement, et si tous les hommes faisaient le même effort que moi, le monde serait plus vivable et moins mauvais.