Ils baissèrent leurs armes. Camille s’approcha lentement de la table. D’autres pas se firent entendre sur le palier. Maleval se retourna et gagna rapidement la porte d’entrée. Camille l’entendit murmurer quelques mots indistincts. Toute la lumière provenait d’une lampe de chevet, posée sur la table, dont le fil électrique longeait le mur jusqu’à la prise encastrée près de la cheminée d’angle.
Sur le coin de la table, un dossier fermé dont le cartonnage rouge s’était bombé quand on en avait serré la sangle.
Et une feuille posée en évidence, bien au centre, dont Camille se saisit.
Cher Camille,
Je suis heureux que vous soyez là. L’appartement est certes un peu vide, ce n’est pas très accueillant, je le reconnais. Mais vous savez que c’est pour la bonne cause. Vous devez évidemment être déçu de vous y sentir si seul. Sans doute espériez-vous y trouver votre charmante épouse. Il faudra attendre encore un peu pour cela…
Vous allez pouvoir juger, dans quelques instants, l’ampleur de mon projet. Tout va enfin s’éclairer. J’aimerais être là pour vous voir, vous savez…
Vous l’avez compris, et vous allez mieux le comprendre encore, mon « œuvre » était passablement truquée. Depuis le début.
Je crois pouvoir dire que notre succès est assuré. On va se battre pour lire « notre » histoire, je le sens… Elle est écrite. Elle est ici, sur la table, dans le dossier rouge, devant vous. Achevée ou peu s’en faut. J’ai reconstitué, avec la patience que vous savez, les crimes de cinq romans.
J’aurais pu faire davantage ; la démonstration n’y aurait rien gagné. Cinq, ce n’est pas beaucoup mais pour des crimes, c’est bien. Et quels crimes…! Le dernier sera un sommet, soyez-en sûr. A l’heure où j’écris ces lignes, votre charmante Irène est tout à fait prête à y jouer le rôle principal. Elle est très bien, Irène. Elle va être parfaite.
Toute la perfection de mon œuvre est d’avoir écrit, par avance, le livre du plus beau crime… après avoir commis les crimes des plus beaux livres. N’est-ce pas merveilleux ? N’y a-t-il pas là, dans cette boucle parfaite, si parfaitement anticipée, quelque chose de l’ordre de l’idéal ?
Quelle victoire, Camille ! Une histoire si réaliste, si vraie, précédée d’une affaire criminelle dont la chronique est tout entière contenue dans le livre qui la raconte… Sous peu, on va s’arracher le livre de quelqu’un dont personne ne voulait. Ils vont ramper, Camille, vous verrez… Et vous serez fier de moi, fier de nous, et vous pouvez aussi être fier de votre délicieuse Irène qui, vraiment, se comporte merveilleusement.
Bien à vous. Vous me permettrez de signer cette lettre d’un nom qui va faire ma gloire… et la vôtre.
Camille repose lentement la lettre sur la table. Il recule la chaise et s’assoit lourdement. Il a mal à la tête. Il se masse les tempes et reste ainsi une longue minute, dans le silence, regardant fixement le dossier à sangle puis il se décide à le tirer vers lui. Il défait, avec peine, la sangle. Il lit :
— Alice… dit-il en regardant ce que n’importe qui, sauf lui, aurait appelé une jeune fille.
Il avait prononcé son prénom pour lui faire un signe de connivence mais sans parvenir à créer chez elle la moindre faille. Il baissa les yeux vers les notes jetées au fil de la plume par Armand au cours du premier interrogatoire : Alice Vandenbosch, 24 ans.
Il tourne quelques pages :
— Une horreur, lâcha Louis. Sa voix était altérée. Un carnage. Pas du genre habituel, si vous voyez ce que je veux dire…
— Ah…
— Pas très bien, Louis, pas très bien…
— Ça ne ressemble à rien que je connaisse…
Entre le pouce et l’index, il attrape une petite liasse de pages et la retourne :
Maman travaille sur les rouges. Elle en applique des quantités incroyables. Des rouges sang, des carmins, et des rouges profonds comme la nuit.
Camille saute plus loin :
La jeune femme, de race blanche, âgée d’environ 25 ans, portait des traces d’un violent passage à tabac au cours duquel elle avait notamment été traînée par les cheveux comme le confirmaient la peau du front arrachée et des poignées entières de cheveux. L’assassin avait notamment utilisé un marteau pour la frapper.
Camille renverse soudain tout le dossier d’un geste et retourne vers lui la dernière page, les derniers mots :
Toute la lumière provenait d’une lampe de chevet, posée sur la table, dont le fil électrique longeait le mur jusqu’à la prise encastrée près de la cheminée d’angle.
Sur le coin de la table, un dossier fermé dont le cartonnage rouge s’était bombé quand on en avait serré la sangle.
Et une feuille posée en évidence, bien au centre, dont Camille se saisit.
Hébété, Verhœven se retourne vers le fond de la pièce où Maleval est resté posté.
Louis, debout derrière lui, continue, par-dessus son épaule, de lire les dernières lignes. Il a attrapé une liasse de pages et la feuillette rapidement, sautant des passages, s’arrêtant ici et là, levant parfois la tête pour réfléchir avant de replonger dans le texte.
Les pensées de Camille se chevauchent, il ne parvient pas à calmer le déroulement forcené des images qui envahissent son esprit.
Buisson, son « œuvre », son livre.
Son livre raconte l’histoire et l’enquête de Camille…
À se cogner la tête contre les murs.
Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?
Comment démêler, une fois de plus, le vrai du faux ?
Mais l’essentiel, Camille l’a compris : Buisson a réalisé cinq crimes.
Cinq vrais crimes, inspirés avec exactitude de cinq romans.
Qui, tous, tendent vers une seule fin.
Cette grande fin vers laquelle tout converge, c’est le sixième crime, inspiré de son propre livre.
Le crime à venir.
Le plus beau crime.
Dont Irène doit être l’héroïne.
Comment l’a-t-il formulé ?
« Avoir écrit, par avance, le livre du plus beau crime… après avoir commis les crimes des plus beaux livres. »
La retrouver.
Où est-elle ?
Irène…
Seconde partie
La Brigade — 22 h 45.