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Le dossier à sangle ouvert, sur la table. Éventré. Armand l’a emporté à la photocopieuse.

Tout le monde est debout. Verhœven, derrière la table, regarde chacun, tour à tour.

Le Guen est le seul assis. Il a saisi un crayon qu’il mâchonne nerveusement. Son ventre lui sert de support.

Il y a posé un carnet sur lequel il prend des notes négligentes, un mot ici, un autre là. Avant tout, Le Guen réfléchit. Il écoute. Et il regarde Camille avec attention.

— Philippe Buisson… commence Verhœven.

Il met sa main devant sa bouche, se racle la gorge.

— Buisson, reprend-il, est en fuite. À l’heure actuelle, il détient Irène, enlevée en fin d’après-midi. Toute la question est de savoir où. Et ce qu’il compte faire… Et quand… Ça fait beaucoup de questions. Et peu de temps pour y répondre.

Le Guen ne voit plus, sur le visage de son ami, la panique qui s’y lisait lorsqu’il est arrivé dans la salle, quelques minutes auparavant. Verhœven n’est plus Camille. Il est redevenu le commandant Verhœven, responsable de groupe à la Brigade criminelle, concentré, appliqué.

— Le texte que nous avons retrouvé chez lui, reprend Verhœven, est un roman, écrit par Buisson lui-même. Il raconte l’histoire de notre enquête telle qu’il l’a imaginée. C’est notre première source. Mais pour… ce qu’il envisage de faire, il y a une seconde source que nous ne possédons pas, le premier livre de Buisson édité sous le nom de Chub et dont il va s’inspirer…

— C’est certain ? demande Le Guen sans lever la tête.

— Si les renseignements que nous avons sur ce livre sont justes, oui : une femme enceinte tuée dans un entrepôt, ça me semble plus que probable.

Il jette un œil sur Cob qui a quitté son poste informatique pour participer au débriefing. À côté de lui, le DrViguier, fesses appuyées contre une table, les jambes allongées, mains croisées à la hauteur de la taille, écoute avec attention. Il ne regarde pas Verhœven mais les membres de l’équipe. Cob fait non de la tête et ajoute :

— Toujours rien de ce côté-là.

Armand revient avec cinq jeux de photocopies. Maleval continue — ça fait maintenant près d’une heure — à danser légèrement d’un pied sur l’autre, comme s’il avait envie de pisser.

— Donc trois équipes, reprend Verhœven. Jean, Maleval et moi on se met sur la première source. Avec le Dr Viguier. Une seconde équipe, coordonnée par Armand, poursuit les recherches du côté des entrepôts de la région parisienne. C’est ingrat parce que c’est une piste aveugle. Mais pour le moment, nous n’avons rien d’autre. Louis, de ton côté, tu fouilles la biographie de Buisson : relations, lieux, ressources, tout ce que tu pourras trouver… Cob, toi, tu poursuis les recherches pour tenter de retrouver le livre signé Philip Chub. Des questions ?

Pas de questions.

Tout s’organise très vite.

Deux tables sont placées face à face avec, d’un côté Camille et Le Guen, de l’autre, Maleval et le psychiatre.

Armand est allé chercher sur l’imprimante de Cob le dernier listing des entrepôts qu’il consulte, crayon en main, rayant les lieux déjà visités par les deux équipes de mission qui repartent aussitôt vers les nouvelles destinations qu’il leur confie.

Louis est déjà au téléphone, le combiné coincé entre tête et épaule, les mains sur le clavier de l’ordinateur.

Cob dispose maintenant d’un nouvel indice : le nom de l’éditeur du livre de Chub, Éd. Bilban. Les moteurs de recherche sont déjà affichés. La salle palpite d’un silence bourdonnant, tendu, accompagné des cliquetis des doigts sur les claviers, de voix au téléphone.

Au moment de se mettre au travail, Le Guen exhume son téléphone portable, fait placer en veille deux agents motorisés et alerte le RAID. Verhœven l’a entendu. Le Guen lui adresse un petit geste fataliste.

Verhœven sait qu’il a raison.

S’ils trouvent un élément tangible et qu’une intervention rapide s’impose, il faudra des professionnels de ce genre d’opération.

Le RAID.

Il l’a déjà vu intervenir. De grands gaillards silencieux vêtus de noir, suréquipés, comme des robots, c’est à se demander comment ils parviennent à se déplacer aussi vite avec un tel barda. Mais des scientifiques aussi. Ils étudient le terrain avec des cartes satellites, construisent avec une minutie militaire un plan d’intervention qui prend en compte à peu près toutes les données, fondent sur leur objectif comme la foudre de Dieu le Père et peuvent vous raser un pâté d’immeubles en quelques minutes. Des bulldozers.

À l’instant où ils disposeront d’une adresse, d’un lieu, le RAID prendra tout en charge. Pour le meilleur comme pour le pire. Camille a un doute sur la pertinence de ce type d’intervention. Elle ne lui semble pas appropriée à la psychologie dont Buisson a fait preuve dans le montage de toute cette histoire. Minutie contre minutie. Buisson a pris trop d’avance. Depuis des semaines, des mois peut-être, il prépare son affaire avec une patience d’entomologiste. Avec leurs hélicoptères, leurs bombes fumigènes, leurs radars, leurs fusils à lunette, les tireurs d’élite de la BI vont tirer dans les nuages.

Verhœven esquisse un mot pour l’expliquer à Le Guen mais se reprend. Qu’y a-t-il d’autre à faire ?

Est-ce lui, Camille Verhœven, qui va aller sauver Irène avec son arme de service dont il ne se sert qu’une fois l’an pour le contrôle obligatoire ?

Les quatre hommes ont ouvert le « roman » de Buisson à la première page mais ils n’ont pas tous la même vitesse de lecture. Ni la même méthode.

Viguier, le vieux psychiatre, survole avec une attention d’aigle, on dirait qu’il observe les pages plus qu’il ne les lit. Il les tourne avec vivacité, comme la conséquence d’une décision sans appel. Il ne cherche pas les mêmes choses que les autres. Il a tout de suite cherché le portrait de Buisson, tel qu’il se décrit. Il scrute le style de sa narration, considère les personnes comme des personnages de fiction.

Car dans ce texte, tout n’est que fiction, excepté les jeunes mortes.

Pour lui, tout le reste, c’est Buisson, le regard de Buisson, sa manière de voir le monde, de refabriquer la réalité, il essaye de saisir la façon dont il a réagencé les éléments au profit de sa vision du monde.

Le monde non tel qu’il est mais tel qu’il aimerait le voir. Un fantasme à l’état pur, sur 300 pages…

Le Guen, lui, est un besogneux. Il comprend vite mais lit lentement. Il a opté pour une méthode qui correspond à son esprit. Il commence par la fin et remonte le texte, chapitre après chapitre. Il prend peu de notes.

Personne ne semble s’apercevoir que Maleval ne tourne pas les pages. Son regard est fixé sur la première page, depuis de longues minutes. Alors que le Dr Viguier, déjà, propose à mi-voix ses premiers commentaires, il en est toujours là, arc-bouté sur cette sempiternelle page. Envie de se lever. De s’approcher de Camille et de lui dire… Mais il n’a pas l’énergie : tant qu’il ne tourne pas les pages, il se sent à l’abri. Il est au bord du précipice, il le sait. Il sait aussi que dans quelques minutes, quelqu’un va lui donner une poussée dans le dos et ce sera la chute. Vertigineuse. Il devrait prendre les devants, prendre son courage à deux mains, chercher son nom, vers le bas du texte, vérifier que la catastrophe annoncée est imminente. Que le piège dans lequel il est tombé va bien se refermer. Maintenant. Et prendre une décision. Mais il ne peut plus bouger. Il a peur.

Verhœven, le visage sans expression, feuillette rapidement, sautant des passages entiers, griffonne des notes ici et là, revient en arrière pour vérifier un détail, relève la tête pour réfléchir. Il lit hâtivement la scène imaginée par Buisson où il fait la connaissance d’Irène mais, évidemment, ça n’est pas la bonne. Qu’est-ce qu’il peut en savoir, Buisson, de sa rencontre avec Irène ? À quoi rime cette histoire d’émission de télévision… « C’était une histoire simple. Il avait épousé Irène six mois plus tard. » Simple, oui. Sauf que c’est le fantasme pur de Buisson.