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Comme un noyé, paraît-il, revit, en une fraction de seconde, le film de sa vie, il voit défiler les vraies images, que sa mémoire a conservées intactes. La boutique du musée du Louvre. Cette jeune femme, un dimanche matin, qui cherche un livre sur Titien « pour faire un cadeau », qui hésite, en regarde un premier, un deuxième, les repose tous deux pour en choisir finalement un troisième. Le mauvais. Et lui, le petit Verhœven, sans intention consciente, qui dit simplement : « Pas celui-là, si vous voulez mon avis… » La jeune femme lui sourit. Et c’est tout de suite Irène, splendide et simple, son sourire. C’est déjà son Irène qui dit : « Ah bon… » d’un air faussement obéissant qui l’oblige à s’excuser. Il s’excuse, il s’explique, il dit, sur Titien, quelques mots qu’il voudrait sans prétention mais ce qu’il a à dire est prétentieux parce que c’est l’avis de celui qui pense s’y connaître. Il balbutie, les mots se pressent. Il y a bien longtemps qu’il n’a pas rougi. Il rougit. Elle sourit : « Alors, c’est celui-là, le bon ? » Il a voulu dire trop de choses en même temps, il tente un raccourci désespéré qui condense à la fois sa crainte de paraître snob et son embarras de conseiller le livre le plus cher mais il dit ça quand même : « Je sais, c’est le plus cher… mais c’est quand même le mieux. » Irène porte une robe avec des boutons sur le devant, des boutons qui descendent jusqu’en bas. « C’est un peu comme pour les chaussures, dit Irène en souriant. » C’est elle qui rougit maintenant. « Sauf que c’est Titien. » C’est elle qui a honte d’avoir ainsi abaissé le débat. Elle dira plus tard qu’elle n’avait pas mis les pieds au Louvre depuis près de dix ans. Camille n’osera pas, de longtemps, lui dire qu’il y vient à peu près chaque semaine. Il ne lui dit pas, quand elle s’éloigne et se dirige vers la caisse, qu’il ne veut surtout pas savoir à qui elle destine ce cadeau, qu’il vient ici surtout le dimanche matin et qu’il sait qu’il n’y a pas une chance sur un million qu’il l’y retrouve. Irène paie, compose son code de carte bleue avec le regard intense des myopes, penchée sur le comptoir. Et elle disparaît. Camille se retourne vers les rayonnages mais le cœur n’y est plus. Dans quelques minutes, lassé, pris d’une tristesse inexplicable, il va se décider à sortir. Éberlué, il va alors la voir, là, debout sous la pyramide de verre, qui lit avec attention un dépliant, se retourne pour chercher son chemin, dans les hauteurs, parmi les innombrables panneaux signalétiques. Il passe près d’elle. Elle le voit, lui sourit, il s’arrête. « Et sur la navigation dans le musée, vous connaissez quelque chose de bien ? » demande-t-elle en souriant.

Verhœven est déjà concentré sur le passage suivant.

À l’instant de regagner son bureau, Verhœven lève les yeux et voit Maleval, les mains posées à plat sur son dossier, le regard fixé vers Le Guen qui le considère en dodelinant de la tête.

— Camille, dit Le Guen sans regarder Camille. Je crois que nous allons avoir une petite discussion avec notre ami Maleval…

Verhœven termine sa lecture :

— Je vais devoir te virer, Jean-Claude…

Maleval, assis face à Verhœven, cligna plusieurs fois des cils, cherchant désespérément un point d’appui.

Ça me fait une peine… Tu n’imagines pas… Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?

(…)

Ça remonte à quand ?

— La fin de l’année dernière. C’est lui qui m’a contacté. Au début je lui ai donné des petites choses. Ça suffisait…

Camille repose ses lunettes sur la table. Il serre les poings. Lorsqu’il regarde Maleval, sa fureur froide se lit si clairement que celui-ci recule imperceptiblement sur sa chaise et que Le Guen se croit contraint d’intervenir.

— Bon, Camille, il va falloir faire ça dans l’ordre. Maleval, poursuit-il en se retournant vers le jeune homme, ce qui est écrit là, c’est juste ou non ?

Maleval dit qu’il ne sait pas, qu’il n’a pas tout lu, qu’il faudrait voir…

— Voir quoi ? demande Le Guen. C’est toi qui le renseignais, oui ou non ?

Maleval hoche la tête.

— Bon, alors, pour le moment, évidemment, tu es en état d’arrestation…

Maleval ouvre une bouche ronde, comme un poisson sorti de l’eau.

— Complicité avec un type qui est sept fois meurtrier, tu espérais quoi ? demande Verhœven.

— Je ne savais pas… articule Maleval. Je vous jure que…

— Ça, mon vieux, c’est bon pour le juge ! Mais c’est à moi que tu parles en ce moment !

— Camille…! tente Le Guen.

Mais Verhœven n’écoute pas.

— Le type que tu renseignes depuis des mois a enlevé ma femme. Irène ! Tu la connais Irène, Maleval ! Tu l’aimes bien, Irène, hein ?

Silence. Même Le Guen ne sait pas comment le rompre.

— Elle est gentille, Irène, reprend Camille. Enceinte de huit mois. Tu avais prévu un cadeau ou tu as déjà dépensé l’argent ?

Le Guen ferme les yeux. Camille, quand il est parti comme ça…

— Camille…

Mais Verhœven fonctionne en spirale, d’un mot sur l’autre, d’une phrase à l’autre, il s’enroule dans son discours et sa colère s’entretient de ce qu’elle lui fait dire.

— Les commandants d’unité qui ont les larmes aux yeux, c’est dans les romans, Maleval. Moi, j’aurais plutôt tendance à te foutre mon poing dans la gueule. Nous allons te confier rapidement aux « services spécialisés », si tu vois ce que je veux dire. Et après, le Parquet, le juge d’instruction, la taule, le procès et moi en vedette américaine. Prie le ciel qu’on retrouve Irène très vite et entière, Maleval. Parce que c’est toi qui vas pleurer toutes les larmes de ton corps, enfoiré !

Le Guen tape du poing sur la table. Et en même temps, d’un coup, l’idée qui lui manquait lui vient à l’esprit.

— Camille, on perd beaucoup de temps…

Verhœven s’arrête instantanément et le regarde.

— On va prendre le temps de débriefer Maleval. Je vais m’en occuper. Toi, tu devrais retourner au boulot. Je vais demander un renfort à l’IGS.

Et il ajoute :

— C’est le mieux, Camille, crois-moi.

Il s’est déjà levé. Pour tenter d’emporter la décision qui reste pourtant suspendue. Camille fixe toujours Maleval dans les yeux.

Il se lève enfin et sort en claquant la porte.

— Où est Maleval ? demande Louis.

Camille se contente du minimum.

— Avec Le Guen. Ça ne sera pas long, ajoute-t-il.

Il ne sait pas pourquoi il a dit ça. C’est comme un lapsus. Les heures tournent, eux tournent en rond, le temps défile, et toujours rien à se mettre sous la dent.

À l’annonce de l’enlèvement d’Irène, tout le monde s’attendait à trouver un Camille anéanti et c’est le commandant Verhœven qui est à l’avant-poste.

Reprenant le texte, il croise de nouveau le nom d’Irène.

Comment Buisson a-t-il su, si exactement, les reproches qu’Irène lui a adressés, de se sentir si seule ?

De n’avoir pas suffisamment d’attentions ?

Peut-être est-ce ainsi dans tous les couples de flics. Et de journalistes.