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Il est plus de 23 heures. Louis garde un complet sang-froid. Toujours impeccable. Sa chemise ne fait pas un pli. Malgré ses allées et venues de la journée, ses chaussures sont toujours parfaitement cirées. A croire qu’il passe régulièrement aux toilettes pour leur redonner un petit coup de brillant.

— Philippe Buisson de Chevesne. Né le 16 septembre 1962 à Périgueux. Un Léopold Buisson de Chevesne est général d’Empire à 28 ans. Il est à lena. Un décret napoléonien redonne à la famille la propriété de ses biens. Et c’est assez considérable.

Camille ne l’écoute pas réellement. S’il y avait quelque chose de tangible dans ce qu’il a ramené à la surface, il aurait commencé par ça.

— Tu savais pour Maleval ? demande soudain Camille.

Louis le regarde. Il va pour poser la question mais se mord les lèvres. Il se décide enfin.

— Savoir quoi ?

— Qu’il renseigne Buisson depuis des mois. Que c’est lui qui l’a tenu informé très exactement des avancées de l’enquête. Que c’est grâce à Maleval que Buisson a toujours eu une longueur d’avance sur nous.

Louis est pâle comme un mort. Verhœven comprend soudain qu’il ne le savait pas. Louis s’assoit sous le poids de la nouvelle.

— C’est dans le bouquin, complète Verhœven. Le Guen est tombé dessus assez vite. Maleval est entendu en ce moment.

Inutile de lui expliquer. Dans l’esprit vif de Louis tout se met instantanément en place. Ses yeux font des trajectoires rapides d’un objet à l’autre, traduisant sa réflexion, ses lèvres s’entrouvrent :

— C’est vrai que tu lui as prêté de l’argent ?

— Comment vous…?

— C’est dans le bouquin aussi, Louis, tout est dans le bouquin. Maleval a dû lui faire quelques confidences à ce sujet. Tu es un héros toi aussi. Nous sommes tous des héros, Louis. C’est pas merveilleux ?

Louis se retourne instinctivement du côté de la salle d’interrogatoire.

— Il ne nous aidera pas beaucoup, dit Camille en anticipant sur sa pensée. À mon avis, Maleval ne sait de Buisson que ce que Buisson a bien voulu lui dire. Il a été manipulé depuis le début. Bien avant la première affaire de Courbevoie. Buisson avait pris ses marques, patiemment. Maleval s’est fait baiser dans les grandes largeurs. Et nous avec.

Louis reste assis, les yeux au sol.

— Allez, dit Camille, je t’écoute, tu en étais où ?

Louis reprend ses notes mais sa voix est plus faible.

— Le père de Buisson…

— Plus fort, crie Camille en s’éloignant vers la fontaine d’eau froide.

Louis élève la voix. On dirait que lui aussi va crier. Il se retient. Sa voix se contente de trembler.

— Le père de Buisson est industriel. La mère, née Pradeau de Lanquais, apporte à la famille des biens principalement immobiliers. Études capricieuses à Péri gueux. On note un court séjour dans une maison de repos, en 1978. J’ai mis un gars là-dessus, on verra… La crise touche les Buisson comme tout le monde au début des années 80. Buisson entame une licence de lettres en 1982 mais ne termine pas son cursus, il opte pour l’École de journalisme dont il sort en 1985 dans le gros du peloton. Son père est mort l’année précédente. En 1991, il est freelance. Il entre au Matin en 1998. Rien de particulier jusqu’à l’affaire de Tremblay-en-France. Ses papiers sont remarqués, il monte d’ailleurs en grade et devient rédacteur en chef adjoint de la rubrique des faits de société. Sa mère est morte il y a deux ans. Buisson est fils unique et célibataire. Pour le reste, la fortune de la famille n’est plus ce qu’elle était. Buisson a quasiment tout revendu, à l’exception de la propriété familiale, et tout a été recentré sur un portefeuille d’actions confié à Gamblin & Chaussard et de rentes immobilières qui représentent tout de même six fois son salaire du Matin. Tout le portefeuille a été liquidé au cours des deux dernières années.

— Ça veut dire quoi ?

— Qu’il a anticipé de longue date. Hormis sa propriété de famille, Buisson a tout liquidé. Toute sa fortune est maintenant sur un compte en Suisse.

Verhœven serre les mâchoires.

— Quoi d’autre ? demande-t-il.

— Pour le reste : fréquentations, amis, vie quotidienne, il faudrait interroger autour de lui. Ce qui ne me semble pas pertinent pour le moment. La presse va immédiatement se mettre sur le coup, on va avoir des journalistes dans tous les coins, on va perdre un temps fou.

Verhœven sait que Louis a raison.

On arrive au bout de la liste des entrepôts susceptibles d’être utilisés par Buisson.

Lesage appelle à 23 h 25.

— Je ne suis pas parvenu à joindre tous les collègues auxquels je pensais, dit-il à Camille. Je n’ai parfois que leurs coordonnées professionnelles. Dans ces cas-là, j’ai laissé des messages. Mais pour l’heure, pas trace de ce livre. Désolé.

Camille remercie.

Les portes se ferment une à une.

Le Guen est toujours avec Maleval. Tout le monde commence à se sentir épuisé.

C’est Viguier qui est resté le plus longtemps sur le manuscrit. Camille l’a vu masquer un bâillement. On pourrait croire qu’ainsi, à quelques mois de la retraite, après une journée qui va frôler les quinze heures, ce petit rondouillard, penché comme un écolier studieux sur le manuscrit de Buisson, va s’effondrer d’un coup mais il conserve un regard clair et même si des cernes de fatigue commencent à se dessiner sous ses yeux, il parle d’une voix sans faiblesse.

— Il y a bien sûr beaucoup d’écarts par rapport à la réalité, dit Viguier. Je suppose que Buisson appellera cela : la part de la création. Dans son livre, moi, je m’appelle Crest et j’ai vingt ans de moins. On voit aussi apparaître trois de vos agents sous les prénoms de Fernand, Mehdi et Élisabeth mais sans nom de famille, le premier est un alcoolique, le deuxième un jeune beur, le troisième une femme d’une cinquantaine d’années. Un bel éventail sociologique, de quoi séduire tous les publics… Et aussi un étudiant du nom de Sylvain Quignard qui est censé vous mettre sur la trace du livre de Chub, à la place du professeur Didier qui, ici, s’appelle Ballanger.

Ainsi, Viguier, comme sans doute Le Guen et comme lui-même, n’a pu s’empêcher d’aller voir de quelle manière son personnage est représenté. Les voici tous devant le grand miroir déformant de la littérature. Quelle vérité dit-elle sur chacun d’eux ?

— Le portrait qu’il fait de vous est assez frappant, reprend Viguier comme s’il avait entendu Camille penser. C’est un portrait plutôt flatteur. Peut-être aimeriez-vous être l’homme qu’il décrit, je ne sais pas. Vous y apparaissez intelligent et bon. N’est-ce pas le rêve de tout homme d’être vu ainsi ? J’y vois un grand désir d’admiration, tout à fait cohérent avec ses lettres et ses admirations littéraires. On sait depuis longtemps que Buisson règle un compte meurtrier avec l’autorité, sans doute avec l’image du Père. D’un côté, il rabaisse l’autorité ; d’un autre, il l’admire. Cet homme est contradiction des pieds à la tête. Il vous a choisi pour incarner son combat. C’est sans doute pourquoi, à travers Irène, il tente de vous faire du mal. C’est un retournement classique. Il fait de vous un objet d’admiration mais tente ensuite de vous anéantir. Ainsi, il espère se reconstruire à ses propres yeux.

— Pourquoi Irène ? demande Camille.

— Parce qu’elle est là. Parce que Irène, c’est vous.

Toujours très pâle, Verhœven baisse les yeux vers le manuscrit, sans un mot.

— Les lettres qu’il consigne dans son livre, poursuit Viguier, sont les mêmes que celles que vous avez reçues. À la virgule près. Seul votre portrait dans Le Matin est entièrement inventé. Pour le reste du manuscrit, il faudrait évidemment faire une analyse de texte très précise. Mais enfin… Dès le premier coup d’œil on voit tout de même se dessiner quelques lignes de force.