Verhœven se renverse sur sa chaise. Son regard croise la pendule qu’il fait semblant d’ignorer.
— Il va commettre exactement le crime de son livre, n’est-ce pas ?
Viguier ne semble pas désarçonné par ce coq-à-l’âne. Il repose patiemment ses papiers devant lui et regarde Camille. Il pèse ses mots, articule nettement. Il veut que Camille comprenne tout ce qu’il a à lui dire. Exactement.
— Nous cherchions sa logique. Maintenant, nous la connaissons. Il veut reproduire dans la réalité le crime qu’il a écrit autrefois dans un livre et finir d’écrire ce livre-ci en le racontant. Il faut l’arrêter parce qu’il a la ferme intention de le faire.
Dire la vérité. Tout de suite. Ne rien cacher à Camille. Lui confirmer ce qu’il sait déjà. Verhœven a compris la manœuvre. Il est d’accord. Parce que c’est ce qu’il faut faire.
— Certaines inconnues restent néanmoins plus… rassurantes, ajoute Viguier. Tant que nous ne retrouverons pas ce livre, celui qu’il va tenter de copier dans la réalité, nous ne saurons ni dans quel genre d’endroit, ni à quelle heure le meurtre se déroule. Il n’y a aucune raison objective de penser que ce sera maintenant ou même dans les heures qui viennent. Peut-être son scénario prévoit-il de séquestrer son otage un jour, deux jours, plus, nous n’en savons rien. Il y a suffisamment de certitudes difficiles à assumer sans en ajouter de nouvelles qui ne sont que des spéculations.
Viguier laisse un assez long silence pendant lequel il ne regarde pas Verhœven. Il semble attendre que ces mots fassent leur chemin. Puis d’un coup, estimant sans doute, selon son échelle, que le temps d’élaboration est écoulé, il reprend son exposé :
— Il y a deux sortes de faits. Ceux qu’il a anticipés et ceux qu’il a inventés.
— Comment a-t-il pu anticiper autant de choses ?
— Ça, c’est une chose que vous verrez avec lui quand vous l’aurez arrêté.
Viguier désigne imperceptiblement du menton la porte qui mène à la salle des interrogatoires.
— J’ai cru comprendre qu’il avait de bonnes sources…
Viguier passe son index dans son col d’un air réflexif.
— Selon toute vraisemblance, il a aussi modifié son texte en fonction des événements. Une sorte de reportage sur le vif, en quelque sorte. Il a voulu que son histoire ressemble le plus possible à la réalité. D’autant que vous avez dû le surprendre, à plusieurs reprises. Mais même ces surprises étaient, si je puis dire, prévues. Il devait savoir qu’il lui faudrait adapter son histoire à vos réactions, à vos initiatives et c’est ce qu’il a fait.
— À quoi pensez-vous ?
— Par exemple, on peut penser qu’il n’avait pas imaginé que vous tenteriez de le contacter par petites annonces. C’était un joli coup de votre part. Pour lui, ça a dû être très excitant. Il vous considère d’ailleurs un peu comme le co-scénariste de son histoire. « Vous serez fier de nous », vous écrit-il, vous vous souvenez ? Mais ce qui frappe le plus, évidemment, c’est la qualité de ses anticipations. Il savait que vous étiez capable d’effectuer le rapprochement entre l’un de ses crimes et un livre dont il s’est inspiré. Et que vous vous accrocheriez à cette piste, éventuellement même seul contre tous. Vous n’êtes pas un homme têtu, commandant, mais il vous connaît suffisamment pour savoir que vous avez… quelques rigidités. Vous croyez fermement à vos intuitions. Et il savait qu’elles pouvaient lui servir. Il savait également que l’un de vous ferait, tôt ou tard, le rapprochement entre son pseudonyme, Chub, et son nom de famille. C’est même sur des points comme ceux-là que reposait toute sa stratégie. Il vous connaît mieux que nous ne le pensions, commandant.
Le Guen est ressorti quelques minutes de la salle des interrogatoires, laissant Maleval seul. Le balader, technique éprouvée. Laisser le suspect seul, le reprendre, passer la main à un collègue, revenir ensuite, le laisser de nouveau seul, rendre imprévisible la suite des événements… Même les suspects les plus rompus à cette technique — y compris les flics eux-mêmes — ont beau la connaître, elle porte toujours ces effets.
— On va passer à la vitesse supérieure mais…
— Quoi ? le coupe Verhœven.
— Il en sait moins qu’on peut l’espérer. Buisson en sait plus grâce à lui que lui n’en sait sur Buisson. Il a donné beaucoup d’informations, d’abord sur des petites affaires. C’est ce qui a servi à Buisson pour le mettre en confiance. Il est parti de loin, progressivement. Petites informations, petites sommes. Il lui a fait une sorte de rente de situation. Quand est arrivé le crime de Courbevoie, Maleval était mûr. Il n’a pas vu le coup venir. Un débutant, ton Maleval.
— Ce n’est pas mon Maleval, répond Verhœven en reprenant ses notes.
— Si tu veux.
— La maison d’édition Bilban, explique Cob, a été créée en 1981 et a disparu en mai 1985. À cette époque, peu d’éditeurs avaient un site sur le Net. J’ai tout de même retrouvé des parties de son catalogue, ici et là. J’ai mis tout ça bout à bout. Tu veux voir ?
Sans attendre la réponse, Cob a imprimé sa liste.
Une centaine de romans édités entre 1982 et 1985. Littérature de gare. Verhœven parcourt les titres. De l’espionnage — Sans nouvelles de l’Agent TX, L’Agent TX face à l’Abwehr, Maldonne et atout, Le Sourire de l’espion, Nom de code : « Océan »… — , du policier — Rififi à Malibu, Cause toujours tu m’intéresses, Balles de jour pour belles de nuit, Dans la peau d’un autre… — , du roman sentimental — Christelle adorée, Un cœur si pur, Pour en finir avec l’amour…
— La spécialité de Bilban a consisté d’abord à racheter des copyrights et à les commercialiser avec de nouveaux titres.
Cob a parlé, comme toujours, sans regarder Camille, en continuant de taper sur ses claviers.
— Tu as des noms ?
— Seulement le gérant, Paul-Henry Vaysse. Il avait des parts dans plusieurs petites sociétés mais gérait personnellement Bilban. Il a déposé le bilan et n’apparaît plus dans des affaires d’édition jusqu’à sa mort en 2001. Pour le reste, je suis dessus.
— J’ai !
Camille accourt. Il est le premier arrivé.
— Enfin, je crois… Attends…
Cob continue de taper d’un clavier sur l’autre, des pages se succèdent sur les deux écrans.
— C’est quoi ? demande Camille avec impatience.
Le Guen et Louis les ont rejoints et devant les autres qui font quelques pas pour s’approcher, Verhœven interrompt de justesse un geste d’agacement.
— On s’en occupe, continuez votre boulot.
— Un registre des employés de Bilban. Je ne les ai pas tous. J’en ai trouvé six.
Une fiche apparaît sur l’écran. Une liste à six colonnes avec nom, adresse, date de naissance, numéro de Sécurité sociale, date d’entrée dans l’entreprise et date de sortie. 6 lignes.
— Maintenant, lâche Cob en se reculant sur sa chaise et en se massant les reins, je ne sais pas comment tu veux faire.
— Imprime-moi ça.
Cob désigne simplement la machine sur laquelle s’impriment quatre copies de l’état.
— Tu as trouvé ça comment ? demande Louis.
— Ce serait trop long à t’expliquer. Je n’avais pas toutes les autorisations. J’ai dû faire plusieurs fois le tour, si tu vois ce que je veux dire.