— Je crois que j’en ai ramené quelques cartons pour mon fils. Il ne les a jamais pris. Ça doit être à la cave, si vous voulez jeter un œil…
La voiture roule beaucoup trop vite. C’est Louis qui est au volant, cette fois. Dans les embardées incessantes, les accélérations brusques, les coups de frein, sans compter le bruit assourdissant des sirènes, Verhœven ne parvient pas à lire. Il se tient de la main droite à la portière, tente sans arrêt de lâcher prise pour tourner les pages mais se trouve aussitôt projeté en avant ou sur le côté. Il attrape des mots, le texte danse sous ses yeux. Il n’a pas eu le temps de mettre ses lunettes et tout lui apparaît flou. Il faudrait pouvoir lire quasiment à bout de bras. Après quelques minutes de ce combat sans espoir, il renonce. Il tient alors le livre serré sur ses genoux. La couverture montre une femme, jeune, blonde. Elle est allongée sur ce qui semble un lit. Son corsage entrouvert laisse voir la naissance de seins volumineux et le début d’un ventre rond. Ses bras sont tendus le long de son cou comme si elle était attachée. Effrayée, la bouche grande ouverte, elle hurle en roulant des yeux de folle. Verhœven lâche la poignée un instant et retourne le livre. La quatrième de couverture est imprimée en blanc sur noir.
Il ne parvient pas à distinguer les caractères, trop petits. La voiture fait un brusque virage sur la droite et entre dans la cour de la Brigade. Louis serre le frein à main d’un geste violent, arrache le livre des mains de Verhœven et court devant lui, vers l’escalier.
La photocopieuse a craché des centaines de pages pendant de très longues minutes et Louis revient enfin dans la salle avec quatre copies, serrées dans des chemises vertes, toutes identiques, pendant que Camille fait les cent pas dans la salle.
— Ça fait… commence Verhœven en ouvrant un dossier par la fin, 250 pages. Si on peut trouver quelque chose là-dedans, c’est à la fin. Disons à partir de la page 130. Armand, tu commences là. Louis, Jean et moi on prend la fin. Docteur, vous jetez un œil sur le début, on ne sait jamais. On ne sait pas ce qu’on cherche. Tout peut avoir de l’importance. Cob ! Tu arrêtes tout. À mesure que vous trouvez des éléments de recherche, vous les passez à Cob, à voix haute, pour que tout le monde entende, compris ? Allez !
Verhœven ouvre le dossier. En courant aux dernières pages, quelques paragraphes attirent son attention, il avale un extrait de quelques lignes, résiste à l’envie de lire, de comprendre, avant tout il faut chercher. Il repousse ses lunettes qui glissent sur son nez.
« En se baissant presque jusqu’au sol, Matthéo parvint à distinguer le corps de Corey étendu au sol La fumée le prenait à la gorge et il se mit à tousser violemment. Il s’allongea néanmoins et se mit à ramper. Son arme le gênait. À tâtons, il repoussa le cran de sécurité et, en se déhanchant, parvint à replacer son arme dans son holster. »
Il tourne deux pages.
« Il lui était impossible de voir si Corey vivait encore. Il ne semblait plus bouger mais la vision de Matthéo était brouillée. Ses yeux le piquaient affreusement. Dans un… »
Verhœven regarde le numéro de la page et remonte brutalement à la page 181.
— J’ai un nommé Corey, lance Louis sans lever la tête, en direction de Cob.
Il épelle le nom.
— Mais pas encore de prénom.
— La fille se nomme Nadine Lefranc, dit Le Guen.
— Je vais en avoir trois mille, murmure Cob.
Page 71 — « Nadine sortit de la clinique vers 16 heures et rejoignit sa voiture, garée sur le parking du supermarché. Depuis la nouvelle de l’échographie, elle se sentait frémissante. A cet instant, à ses yeux, tout était beau. Le temps, pourtant gris, l’air, pourtant frais, la ville, pourtant… »
Plus loin, se dit Verhœven. Il feuillette rapidement les pages suivantes, saisissant au passage quelques mots mais rien ne le frappe.
— J’ai un commissaire Matthéo. Francis Matthéo, dit Armand.
— Une entreprise de pompes funèbres à Lens, dans le Pas-de-Calais, annonce Le Guen. Dubois et fils.
— Du calme les mecs, grommelle Cob en tapant à toute vitesse sur ses claviers. J’ai 87 Corey. Si quelqu’un a le prénom…
Page 211 — « Corey s’était installé derrière la fenêtre. Par précaution, ne voulant pas risquer d’attirer l’attention d’un quelconque passant, même dans cette zone si avare de passage, il s’était gardé d’en nettoyer les vitres, grises d’une poussière qui devait remonter au dernier tour de clé, dix ans plus tôt. Devant lui, à la lueur des deux réverbères encore en fonction, il voyait… »
Verhœven feuillette de nouveau en arrière.
Page 207 — « Corey resta un long moment dans sa voiture, scrutant les bâtiments désertés. Il consulta sa montre : 22 heures. Il refit, une nouvelle fois, son calcul et retomba sur la même hypothèse. Le temps de s’habiller, de descendre, de venir, avec l’inévitable panique dont elle serait habitée, et en comptant les quelques minutes indispensables pour trouver le chemin, Nadine serait là dans moins de vingt minutes. Il baissa légèrement la vitre et alluma une cigarette. Tout était prêt. Si tout… »
Avant. Encore avant.
Page 205 — « C’était un bâtiment tout en longueur, situé à l’extrémité d’une ruelle qui, deux kilomètres plus loin, menait à l’entrée de Parency. Corey avait… »
— La ville s’appelle Parency, annonce Camille. C’est un village.
— Pas de pompes funèbres Dubois à Lens, dit Cob. J’ai quatre autres entreprises Dubois : plomberie, comptabilité, bâches et jardinerie. J’imprime la liste.
Le Guen se lève pour aller chercher le tirage sur l’imprimante.
Page 221 — « — Dites toujours, répéta le commissaire Matthéo.
Christian ne sembla pas l’entendre.
— Si j’avais su… murmura-t-il. Dans les… »
— La fille travaille pour un avocat du nom de Pernaud, dit Armand. À Lille, rue Saint-Christophe.
Verhœven s’arrête de lire. Nadine Lefranc, Corey, Matthéo, Christian, pompes funèbres, Dubois, répète-t-il mentalement mais ces mots ne déclenchent rien.
Page 227 — « La jeune femme venait enfin de reprendre ses esprits. Elle tourna la tête d’un côté puis de l’autre et découvrit Corey, debout près d’elle, qui souriait étrangement. »
Verhœven ressent une brusque poussée de transpiration, ses mains se remettent à trembler.
« — C’est vous ? dit-elle.
Soudain prise de panique elle tenta de se lever mais ses bras et ses jambes étaient solidement attachés. Les liens qui l’entravaient étaient si serrés que ses extrémités en étaient glacées. Depuis combien de temps suis-je ici ? se demanda-t-elle.
— Bien dormi ? demanda Corey en allumant une cigarette.
Nadine, prise d’hystérie, se mit à hurler en remuant la tête dans tous les sens. Elle hurla jusqu’à ce que l’air lui manque et s’arrêta enfin, aphone et à bout de souffle. Corey n’avait pas bougé d’un cil.