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— Oui, conclut-il. Là, ça fait beaucoup.

11

Louis arriva le premier, suivi d’Armand. Et lorsque Maleval, qui terminait une conversation sur son portable, les rejoignit, toute l’équipe de Camille, que certains, par respect ou par dérision, appelaient la « brigade Verhœven », se retrouva au complet. Camille passa rapidement ses notes en revue puis regarda ses collaborateurs.

— Votre avis…?

Les trois hommes se regardèrent.

— Il faudrait savoir d’abord combien ils sont, risqua Armand. Plus ils auront été nombreux, plus on a de chances de les retrouver.

— Un seul type n’a pas pu faire un truc pareil tout seul, dit Maleval, c’est pas possible.

— Pour en être certain, il faudra attendre les résultats de l’Identité et de l’autopsie. Louis, tu fais le point sur la location du loft.

Louis raconta brièvement leur visite à la SOGEFI. Camille en profita pour observer Armand et Maleval.

Les deux hommes étaient l’antithèse l’un de l’autre, l’un l’excès et l’autre le défaut. Jean-Claude Maleval avait 26 ans, un charme dont il abusait comme il abusait de tout, des nuits, des filles, du corps. Le genre d’homme qui ne s’économise pas. Il exhibait, d’un bout de l’année à l’autre, un visage épuisé. Quand il pensait à Maleval, Camille était toujours vaguement inquiet et se demandait si les turpitudes de son collaborateur nécessitaient beaucoup d’argent. Maleval avait le profil d’un futur ripou comme certains enfants ont l’air de futurs cancres dès la maternelle. En fait, il était difficile de savoir s’il dilapidait sa vie de célibataire comme d’autres leur héritage ou s’il était déjà sur la piste glissante des besoins excessifs. A deux reprises, au cours des derniers mois, il avait surpris Maleval en compagnie de Louis. A chaque fois, les deux hommes avaient semblé gênés, comme pris en faute et Camille était certain que Maleval tapait Louis. Régulièrement, peut-être pas. Il n’avait pas voulu s’en mêler et avait fait comme s’il ne remarquait rien.

Maleval fumait beaucoup de cigarettes blondes, jouissait d’une certaine chance aux courses et d’une prédilection marquée pour le Bowmore. Mais dans la liste de ses valeurs, c’étaient les femmes que Maleval plaçait au plus haut. C’est vrai que Maleval était beau. Grand, brun, un regard qui respirait l’astuce, et aujourd’hui encore le physique du champion de France junior de judo qu’il avait été.

Camille contempla un instant son antithèse, Armand. Pauvre Armand. Inspecteur à la Brigade criminelle depuis près de vingt ans, il y en avait bien dix-neuf et demi qu’il jouissait de la réputation du plus sordide radin que la police ait jamais hébergé. C’était un homme sans âge, long comme un jour sans pain, les traits creusés, maigre et inquiet. Tout ce qui pouvait définir Armand se situait du côté du manque. Cet homme était la pénurie incarnée. Son avarice n’avait pas le charme d’un trait de caractère. C’était une pathologie lourde, très lourde, indépassable et qui n’avait jamais amusé Camille. Au fond, Camille se foutait comme de l’an quarante de la pingrerie d’Armand mais après tant d’années à travailler avec lui, il souffrait toujours de voir le « pauvre Armand » conduit, malgré lui, à d’incroyables bassesses pour ne pas dépenser un centime et à des stratégies extraordinairement compliquées pour éviter seulement de payer une mauvaise tasse de café. Héritage peut-être de son propre handicap, Camille souffrait parfois de ces humiliations comme si elles étaient les siennes. Le plus pathétique était la réelle conscience qu’Armand avait de son état. Il en souffrait et de ce fait il était devenu un homme triste. Armand travaillait en silence. Armand travaillait bien. À sa manière, il était peut-être même le meilleur des seconds rôles de la Brigade criminelle. Son avarice avait fait de lui un policier méticuleux, pointilleux, scrupuleux, capable d’éplucher un annuaire téléphonique pendant des jours entiers, de planquer d’interminables heures dans une voiture au chauffage détraqué, d’interroger des rues entières, des professions entières, de retrouver, au sens propre du terme, une aiguille dans une meule de foin. Lui eût-on confié un puzzle d’un million de pièces, Armand n’aurait pas fait autre chose que de le prendre, de rentrer dans son bureau et de consacrer, dans leur scrupuleuse intégralité, ses heures de service à le reconstituer. Peu importait d’ailleurs la matière de sa recherche. Le sujet n’avait aucune importance.

Son obsession de l’accumulation excluait toute préférence. Elle avait souvent fait des merveilles et, si tout le monde s’accordait à trouver Armand insupportable au quotidien, on admettait sans hésitation que ce flic obstiné, ratisseur, avait quelque chose de plus que les autres, quelque chose d’intemporel qui montrait admirablement à quel point, menée à son extrême limite, une tâche sans intérêt peut confiner au génie. Après avoir usé d’à peu près toutes les blagues possibles sur son avarice, ses collègues avaient peu à peu renoncé à s’en moquer. Personne ne s’en amusait plus. Tout le monde était atterré.

— Bien, conclut Camille lorsque Louis eut terminé son exposé. En attendant les premiers éléments, on va prendre les choses comme elles viennent. Armand et Maleval, vous commencez à pister les indices matériels, tout ce qui a été trouvé sur place, la provenance des meubles, des objets, bibelots, vêtements, linge, etc. Louis, tu t’occupes de la bande vidéo, la revue américaine, bref, de tout ce qui est exotique, mais tu ne t’éloignes pas. Si quelque chose de nouveau intervient, Louis se charge de la communication. Des questions ?

Il n’y avait pas de questions. Ou il y en avait trop, ce qui revenait au même.

12

La police de Courbevoie avait été informée du crime le matin par un appel anonyme. Camille descendit en écouter l’enregistrement.

« Il y a eu meurtre. Rue Félix-Faure. Au 17. »

C’était assurément la même voix que celle du répondeur téléphonique, avec la même déformation, due sans doute au même appareil.

Camille passa les deux heures suivantes à remplir des formulaires, des constats, des questionnaires, à remplir les blancs du texte avec les inconnues de l’enquête en se demandant sans cesse à quoi tout ça rimait.

Soumis aux nécessités de la vie administrative, il se sentait souvent atteint d’une sorte de strabisme mental. De son œil droit, il renseignait des formulaires, se pliait aux exigences de la statistique locale et rédigeait, dans le style réglementaire, des PV et des rapports d’intervention tandis que sur la rétine de son œil gauche restaient collées des images de corps éteints jetés sur le sol, de plaies noires de sang coagulé, de visages ravagés par la douleur et la lutte désespérée pour rester vivant, l’ultime regard d’incompréhension devant l’évidence de la mort certaine, toujours surprenante.

Et parfois, tout cela se superposait. Camille surprit l’image de doigts de femmes coupés, disposés en corolle dans le logo de la Police judiciaire… Il posa ses lunettes sur le bureau et se massa lentement les sourcils.

13

Bergeret, le responsable de l’Identité, en bon militaire qu’il avait été, n’était pas homme à se précipiter ni, satisfait de son importance, à répondre aux urgences de quiconque. Mais sans doute Le Guen avait-il usé de son influence (combat de titans entre les deux hommes, deux inerties s’affrontant dans un corps à corps pathétique, comme dans un combat de sumos filmé au ralenti). Toujours est-il qu’en fin d’après-midi, Camille disposa des premiers éléments provenant de l’Identité.

Deux jeunes femmes, donc, entre 20 et 30 ans. Blondes toutes les deux. L’une, 1,65 m, 50 kg, une tache de vin au genou (intérieur gauche), bonne denture, forte poitrine, l’autre, à peu près la même taille, à peu près le même poids, aussi bonne denture, pas de signe particulier, assez forte poitrine également. Les deux victimes avaient pris un repas au cours des trois à cinq heures ayant précédé la mort : crudités, carpaccio, et vin rouge. L’une des victimes avait choisi des fraises au sucre, l’autre un sorbet au citron. Toutes deux avaient également bu du Champagne. Une bouteille de Moët Hennessy brut et deux coupes retrouvées sous le lit portaient leurs empreintes. C’est avec les doigts découpés et regroupés que la trace sanguinolente avait été faite sur le mur. La reconstitution du modus operandi, expression dont raffolent tous ceux qui n’ont jamais fait de latin, allait évidemment prendre davantage de temps. Dans quel ordre avaient-elles été découpées en morceaux, de quelle manière, et avec quoi ? Avait-il fallu un seul ou plusieurs hommes (ou femmes ?), avaient-elles été violées, comment (ou avec quoi ?). Autant d’inconnues dans cette équation macabre que Camille avait pour mission de résoudre.