— Tu es très belle, Nadine. Vraiment… Très belle quand tu pleures.
Sans cesser de fumer, il posa sa main libre sur l’énorme ventre de la jeune femme. Elle tressaillit instantanément à ce contact.
— Et je suis sûr que tu es aussi très belle quand tu meurs, lâcha-t-il en souriant. »
— Pas de rue Saint-Christophe à Lille, dit Cob. Pas de maître Pernaud non plus.
— Bordel… lâche Le Guen.
Camille lève les yeux vers lui puis vers le dossier ouvert devant lui. Il lit les dernières pages, lui aussi. Verhœven baisse les yeux vers son propre dossier.
Page 237 — « Joli, non ? demanda Corey.
Nadine parvint à tourner la tête. Son visage était tuméfié, ses yeux gonflés ne devaient plus laisser passer qu’un rai de lumière, les ecchymoses aux arcades sourcilières tournaient à une vilaine couleur. Si sa plaie à la joue avait cessé de saigner, sa lèvre inférieure continuait à laisser couler un sang épais et d’un rouge profond qui ruisselait jusque dans son cou. Elle avait du mal à respirer et sa poitrine se soulevait lourdement, par à-coups.
Corey, les manches de sa chemise retroussées jusqu’aux coudes, s’avança vers elle.
— Pourquoi, Nadine ? Tu ne trouves pas ça joli ? ajouta-t-il en désignant un objet situé au pied du lit.
Nadine, les yeux noyés de larmes, parvint à distinguer une sorte de croix en bois posée sur un chevalet. Elle pouvait mesurer une cinquantaine de centimètres de large. C’était comme une croix pour une église mais en miniature.
— Ça, c’est pour le bébé, Nadine, articula-t-il d’une voix très douce.
Il enfonça l’ongle de son pouce si profondément sous les seins de Nadine qu’elle poussa un hurlement de douleur. L’ongle descendit lentement, tout du long, jusqu’au pubis, semblant creuser un sillon dans la peau tendue de son ventre, arrachant à la jeune femme un cri lugubre et rauque.
— On va le faire sortir par là, disait doucement Corey en accompagnant son geste. Une sorte de césarienne, quoi. Après, tu ne seras plus assez vivante pour le voir mais il va être très beau, ce bébé, en crucifié, je t’assure. Il va être content Christian. Son petit Jésus… »
Verhœven se soulève brusquement, saisit le manuscrit de Buisson et feuillette furieusement. « La croix…, murmure-t-il sur le chevalet… ». Il retrouve enfin. Page 205, non, page suivante. Toujours rien, page 207. Il s’arrête soudain, en arrêt devant le texte. Et maintenant c’est là, devant lui :
« Corey avait choisi l’endroit avec soin. Le bâtiment, qui avait servi pendant une dizaine d’années d’entrepôt pour la fabrique de chaussures, était le lieu idéal. Ancien atelier d’un céramiste qui l’avait laissé à l’abandon en faisant faillite… »
Verhœven se retourne brutalement. Tombe nez à nez avec Louis.
Il revient au texte de Buisson et remonte les pages en arrière, fébrilement.
— Tu cherches quoi ? demande Le Guen.
Sans même le regarder :
— S’il parle de…
Les pages se succèdent, Camille se sent soudain d’une lucidité complète.
— Son entrepôt, dit-il en secouant la liasse de pages, comme un… un ancien atelier d’artiste. Un atelier d’artiste… Il l’a emmenée à Monfort. Dans l’atelier de ma mère.
Le Guen se précipite sur le téléphone pour joindre le RAID mais Camille a déjà sauté sur sa veste. Il ramasse un trousseau de clés et court vers les escaliers. Louis rassemble tout le monde et, avant de suivre Camille, distribue les consignes. Seul Armand est resté derrière sa table, son dossier ouvert devant lui. Les équipes s’organisent, Le Guen s’entretient avec l’agent de la BI et explique la situation.
À l’instant de courir dans l’escalier pour rejoindre Verhœven, l’attention de Louis est soudain attirée par un point fixe. Quelque chose ne bouge pas, au milieu de cette agitation. C’est Armand hébété, planté devant son dossier. Louis fronce les sourcils et l’interroge du regard.
Le doigt posé sur une ligne, Armand dit :
— Il la tue à 2 heures du matin, exactement.
Tous les yeux se braquent vers la pendule murale. Il est 2 heures moins le quart.
Verhœven a fait une rapide marche arrière et Louis s’engouffre dans la voiture qui démarre aussitôt.
Tandis que défile le boulevard Saint-Germain, l’esprit des deux hommes est happé par cette image : la jeune femme attachée, tuméfiée, hurlante et ce doigt tout au long de son ventre.
Tandis que Camille accélère, Louis, sanglé dans sa ceinture de sécurité, le regarde du coin de l’œil. Que se passe-t-il, à cet instant précis, dans l’esprit du commandant Verhœven ? Peut-être, derrière le masque de la détermination, entend-il Irène qui l’appelle, qui dit « Camille, viens vite, viens me chercher », tandis que la voiture fait une embardée pour éviter un véhicule arrêté au feu rouge de l’avenue Denfert-Rochereau, sans doute il l’entend et ses mains serrent le volant à le rompre.
Louis, en pensée, voit soudain Irène qui hurle de frayeur quand elle comprend qu’elle va mourir, ainsi, là, impuissante, liée, offerte à la mort.
Toute la vie de Camille doit être condensée, elle aussi, dans cette image du visage d’Irène dont le sang coule jusque dans son cou, alors que la voiture traverse en trombe le carrefour pour se mettre à dévaler l’avenue du Général-Leclerc dont elle prend toute la chaussée, très vite, si vite. Ne pas nous tuer maintenant, pense Louis. Mais ce n’est pas pour sa vie qu’il a peur.
« Camille, ne va pas te tuer, dit la voix d’Irène : arrive vivant, trouvez-moi vivante, sauvez-moi parce que sans vous je vais mourir ici, maintenant, et que je ne veux pas mourir, parce que depuis des heures qui m’ont semblé des années, je vous attends.
Les rues défilent, en fureur elles aussi, vides, rapides, si rapides dans cette nuit qui pourrait être si belle si tout n’était pas ainsi. La voiture hurlante aborde la porte de Paris, elle s’enfonce comme un pieu dans la banlieue endormie, zigzague entre les voitures, contourne à pleine vitesse le carrefour au point de basculer sur deux roues, de frôler la chaussée, de cogner sur le trottoir. « Ce n’est qu’un choc », pense Louis. La voiture semble pourtant s’élever dans les airs, quitter le sol. Est-ce déjà notre mort ? Est-ce le diable qui nous prend, nous aussi ? Camille appuie convulsivement sur le frein, faisant hurler le bitume, les voitures défilent sur la droite tandis qu’il les frôle, en percute une, puis une autre, la voiture folle lance, au milieu des éclairs du gyrophare, des étincelles de tôle, les roues hurlent, la voiture se cabre, projetée d’un côté à l’autre de la rue, passant en trombe, tous freins serrés, en travers de la chaussée.
La voiture a commencé à longer dangereusement les véhicules garés le long du trottoir, elle a touché l’une, puis l’autre, rebondissant et rebondissant encore d’un côté à l’autre de la chaussée, écrasant des portières, arrachant des rétroviseurs, tandis que Verhœven, serrant les freins à n’en plus pouvoir, tentait de redresser sa trajectoire, devenue folle. Après quoi, elle est enfin venue mourir à l’angle du carrefour qui fait l’entrée du Plessis-Robinson, montant de deux roues sur le trottoir.